jeudi 22 juillet 2010

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Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le taoïsme (1973)

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Introduction générale a l'étude des doctrines Hindoues

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EXtrait: Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues – 1921

Bien des difficultés s’opposent, en Occident, à une étude sérieuse et approfondie des doctrines orientales en général, et des doctrines hindoues en particulier ; et les plus grands obstacles, à cet égard, ne sont peut-être pas ceux qui proviennent des Orientaux eux-mêmes.

En effet, la première condition requise pour une telle étude, la plus essentielle de toutes, c’est évidemment d’avoir la mentalité voulue pour comprendre les doctrines dont il s’agit, nous voulons dire pour les comprendre vraiment et profondément ; or c’est là une aptitude qui, sauf de bien rares exceptions, fait totalement défaut aux Occidentaux.D’autre part, cette condition nécessaire pourrait être regardée en même temps comme suffisante, car, lorsqu’elle est remplie,les Orientaux n’ont pas la moindre répugnance à communiquer leur pensée aussi complètement qu’il est possible de le faire.

S’il n’y a pas d’autre obstacle réel que celui que nous venons d’indiquer, comment se fait-il donc que les « orientalistes », c’est-à-dire les Occidentaux qui s’occupent des choses de l’Orient, ne l’aient jamais surmonté ?Et l’on ne saurait être taxés d’exagération en affirmant qu’ils ne l’ont jamais surmonté en effet, lorsqu’on constate qu’ils n’ont pu produire que de simples travaux d’érudition, peut-être estimables à un point de vue spécial, mais sans aucun intérêt pour la compréhension de la moindre idée vraie. C’est qu’il ne suffit pas de connaître une langue grammaticalement, ni d’être capable de faire un mot-à-mot correct, pour pénétrer l’esprit de cette langue et s’assimiler la pensée de ceux qui la parlent et l’écrivent.

On pourrait même aller plus loin et dire que plus une traduction est scrupuleusement littérale, plus elle risque d’être inexacte en réalité et de dénaturer la pensée, parce qu’il n’y a pas d’équivalence véritable entre les termes des deux langues différentes, surtout quand ces langues sont fort éloignées l’une de l’autre, et éloignées non pas tant encore philologiquement qu’en raison de la diversité des peuples qui les emploient ; et c’est ce dernier élément qu’aucune érudition ne permettra jamais de pénétrer.Il faut pour cela autre chose qu’une vaine « critique de textes » s’étendant à perte de vue sur des questions de détail, autre chose que des méthodes de grammairiens et de « littéraires », et même qu’une soi-disant « méthode historique » appliquée à tout indistinctement.

Sans doute, les dictionnaires et les compilations ont leur utilité relative, qu’il ne s’agit pas de contester, et l’on ne peut pas dire que tout ce travail soit dépensé en pure perte, surtout si l’on réfléchit que ceux qui le fournissent seraient le plus souvent inaptes à produire autre chose ; mais malheureusement dès que l’érudition devient une « spécialité », elle tend à être prise pour une fin en elle-même, au lieu de n’être qu’un simple instrument comme elle doit l’être normalement.

C’est cet envahissement de l’érudition et de ses méthodes particulières qui constitue un véritable danger, parce qu’il risque d’absorber ceux qui seraient peut-être capables de se livrer à un autre genre de travaux, et parce que l’habitude de ces méthodes rétrécit l’horizon intellectuel de ceux qui s’y soumettent et leur impose une déformation irrémédiable.

Encore n’avons-nous pas tout dit, et n’avons-nous même pas touché au côté le plus grave de la question : les travaux de pure érudition sont, dans la production des orientalistes, la partie la plus encombrante, certes, mais non la plus néfaste ; et, en disant qu’il n’y avait rien d’autre, nous voulions entendre rie d’autre qui eût une quelconque valeur, même d’une portée restreinte.Certains en Allemagne, notamment, ont voulu aller plus loin et, toujours par les mêmes méthodes, qui ne peuvent plus rien donner ici, faire preuve d’interprétation, en y apportant par surcroît tout l’ensemble d’idées préconçues qui constitue leur mentalité propre, et avec le parti pris manifeste de faire rentre les conceptions auxquelles ils ont affaire dans les cadres habituels de la pensée européenne.

En somme, l’erreur capitale de ces orientalistes, la question de méthode mise à part, c’est de tout voir de leur point de vue occidental et à travers leur mentalité à eux, tandis que la première condition pour pouvoir interpréter correctement une doctrine quelconque est naturellement de faire effort pour se l’assimiler et pour se placer, autant que possible, au point de vue de ceux-là mêmes qui l’ont conçue. Nous disons autant que possible, car tous n’y peuvent parvenir également, mais du moins tous peuvent-ils l’essayer ; or, bien loin de là, l’exclusivisme des orientalistes dont nous parlons et leur esprit de système vont jusqu’à les porter, par une incroyable aberration, à se croire capables de comprendre les doctrines orientales mieux que les Orientaux eux-mêmes : prétention qui ne serait que risible si elle ne s’alliait à une volonté bien arrêtée de « monopoliser » en quelque sorte les études en question.

Et en fait, il n’y a guère pour s’en occuper en Europe, en dehors de ces « spécialistes », qu’une certaine catégorie de rêveurs extravagants et d’audacieux charlatans qu’on pourrait regarder comme quantité négligeable, s’ils n’exerçaient, eux aussi une influence déplorable à divers égards, ainsi que nous aurons à l’exposer en son lieu d’une façon précise.

Pour nous en tenir ici à ce qui concerne les orientalistes qu’on peut appeler « officiels », nous signalerons encore, à titre d’observation préliminaire, un des abus auxquels donne lieu le plus fréquemment l’emploi de cette « méthode historique » à laquelle nous avons déjà fait allusion : c’est l’erreur qui consiste à étudier les civilisations orientales comme on le ferait pour des civilisations disparues depuis longtemps. Dans ce dernier cas, il est évident qu’on est bien forcé, faute de mieux, de se contenter de reconstitutions approximatives, sans être jamais sûr d’une parfaite concordance avec ce qui a existé réellement autrefois, puisqu’il n’y a aucun moyen de procéder à des vérifications directes.

Mais on oublie que les civilisations orientales, du moins celles qui nous intéressent présentement, se sont continuées jusqu’à nous sans interruption, et qu’elles ont encore des représentants autorisés, dont l’avis vaut incomparablement plus, pour leur compréhension, que toute l’érudition du monde ; seulement pour songer à les consulter, il ne faudrait pas partir de ce singulier principe, qu’on sait mieux qu’eux à quoi s’en tenir sur le vrai sens de leurs propres conceptions.

D’autre part, il faut dire aussi que les Orientaux, ayant, et à juste titre une idée plutôt fâcheuse de l’intellectualité européenne, se soucient fort peu de ce que les Occidentaux, d’une façon générale, peuvent penser ou ne pas penser à leur égard ; aussi ne cherchent-ils aucunement à les détromper, et, tout au contraire, par l’effet d’une politesse quelque peu dédaigneuse, ils se renferment dans un silence que la vanité occidentale prend sans peine pour une approbation.

C’est que le « prosélytisme » est totalement inconnu en orient, où il serait d’ailleurs sans objet et ne pourrait être regardé que comme une preuve d’ignorance et d’incompréhension pure et simple ; ce que nous dirons par la suite en montrera les raisons.

A ce silence que certains reprochent aux Orientaux, et qui est pourtant si légitime, il ne peut y avoir que de rares exceptions, en faveur de quelque individualité isolée et présentant les qualifications requises et les aptitudes intellectuelles voulues.

Quand à ceux qui sortent de leur réserve en dehors de ce cas déterminé, on ne peut en dire qu’une chose : c’est qu’ils représentent en général des éléments assez peu intéressants, et que, pour une raison ou pour une autre, ils n’exposent guère que des doctrines déformées sous prétexte de les approprier à l’Occident ; nous aurons l’occasion d’en dire quelques mots…

L’Erreur Spirite - Chapitre V : Spiritisme et occultisme ; p.61-63



L’occultisme est aussi une chose fort récente, peut-être même un peu plus récente encore que le spiritisme ; ce terme semble avoir été employé pour la première fois par Alphonse-Louis Constant, plus connu sous le pseudonyme d’Eliphas Lévi, et il nous parait probable que c’est lui qui en fut l’inventeur. Si le mot est nouveau, c’est que ce qu’il sert à désigner ne l’est pas moins : jusque là, il y avait eu des « sciences occultes » plus ou moins occultes d’ailleurs, et aussi plus ou moins importantes ; la magie était une de ses sciences, et non leur ensemble comme certains modernes l’ont prétendu (1) ; de même l’alchimie, l’astrologie et bien d’autres encore ; mais on n’avait jamais cherché à les réunir en un corps de doctrine unique, ce qu’implique essentiellement la dénomination d’ « occultisme ».

A vrai dire, ce soit disant corps de doctrine est formé d’éléments bien disparates : Eliphas Lévi voulait le constituer surtout avec la kabbale hébraïque, l’hermétisme et la magie ; ceux qui vinrent après lui devaient donner à l’occultisme un caractère assez différent. Les ouvrages d’Eliphas Lévi, quoique beaucoup moins profonds qu’ils ne veulent en avoir l’air, exercèrent une influence extrêmement étendue : ils inspirèrent les chefs des écoles les plus diverses, comme Mme Blavatsky, la fondatrice de la Société Théosophique, surtout à l’époque où elle publia Isis Dévoilée, comme l’écrivain maçonnique américain Albert Pike, comme les néo-rosicruciens anglais. Les théosophistes ont d’ailleurs continué à employer assez volontiers le mot d’occultisme pour qualifier leur propre doctrine, qu’on peut bien regarder en effet comme une variété spéciale d’occultisme, car rien ne s’oppose à ce qu’on fasse de cette désignation le nom générique d’écoles multiples dont chacune a sa conception particulière ; toutefois ce n’est pas ainsi qu’on l’entend le plus habituellement.

(1) Papus, Traité méthodique de Science occulte, p.324.

Eliphas Lévi mourut en 1875, l’année même où fut fondée la Société Théosophique ; en France, il se passa alors quelques années pendant lesquelles il ne fut plus guère question d’occultisme ; c’est vers 1887 que le Dr Gérard Encausse, sous le nom de Papus, reprit cette dénomination, en s’efforçant de grouper autour de lui tous ceux qui avaient des tendances analogues, et c’est surtout à partir du moment où il se sépara de la Société Théosophique, en 1890, qu’il prétendit en quelque sorte monopoliser le titre d’occultisme au profit de son école. Telle est la genèse de l’occultisme français ; on a dit parfois que cet occultisme n’était en somme que du « papusisme », et cela est vrai à plus d’un égard, car une bonne partie de ces théories ne sont effectivement que l’œuvre d’une fantaisie individuelle.

Il en est même qui s’expliquent tout simplement par le désir d’opposer, à la fausse « tradition orientale » des théosophistes, une « tradition occidentale » non moins imaginaire. Nous n’avons pas ici à faire l’histoire de l’occultisme, ni à exposer l’ensemble de ses doctrines ; mais de parler de ses rapports avec le spiritisme et de ce qui l’en distingue, ces explications sommaires étaient indispensables, afin que personne ne puisse s’étonner de nous voir classer l’occultisme parmi les conceptions « néo-spiritualistes ».

Comme les théosophistes, les occultistes en général sont pleins de dédain pour les spirites, et cela se comprend jusqu’à un certain point, car le théosophisme et l’occultisme ont tout au moins une apparence superficielle d’intellectualité que n’a même pas le spiritisme, et ils peuvent s’adresser à des esprits d’un niveau supérieur. Aussi voyons-nous Papus, faisant allusion qu’Allan Kardec était un ancien instituteur, traiter le spiritisme de « philosophie primaire » (1) ;

(1) Papus, Traité méthodique de Science occulte, p.324 et 909.

Et voici comment il apprécie les milieux spirites : « Ne recrutant que peu de croyants dans les milieux scientifiques, cette doctrine s’est rabattue sur la quantité d’adhérents que lui fournissent les classes moyennes et surtout le peuple. Les « groupes d’études », tous plus scientifiques les uns que les autres, sont formées de personnes toujours très honnêtes, toujours de grande bonne foi, anciens officiers, petits commerçants ou employés, dont l’instruction scientifique et surtout philosophique laisse beaucoup à désirer. Les instituteurs sont des « lumières » dans ces groupes » (1).

Cette médiocrité est en effet très frappante ; mais Papus, qui critique si vivement le défaut de sélection parmi les adhérents du spiritisme, fut-il lui-même, pour sa propre école, toujours exempt de tout reproche sous se rapport ? Nous aurons suffisamment répondu à cette question lorsque nous aurons fait remarquer que son rôle fut surtout celui d’un « vulgarisateur » ; cette attitude, bien différente de celle d’Eliphas Lévi, est tout à fait incompatible avec des prétentions à l’ésotérisme, et il y a là une contradiction que nous ne nous chargeons pas d’expliquer.

En tout cas ce qu’il y a de certain, c’est que l’occultisme pas plus que le théosophisme, n’a rien de commun avec un ésotérisme véritable, sérieux et profond ; il faut n’avoir aucune notion de ces choses pour se laisser séduire par le vain mirage d’une « science initiatique » supposée, qui n’est en réalité qu’une érudition toute superficielle et de seconde ou troisième main. La contradiction que nous venons de signaler n’existe pas dans le spiritisme, qui rejette absolument tout ésotérisme, et dont le caractère éminemment « démocratique » s’accorde avec un intense besoin de propagande ; c’est plus logique que l’attitude des occultistes, mais les critiques de ceux-ci n’en sont pas moins justes en elles-mêmes, et ils nous arrivera de les citer à l’occasion.(1) Papus, Traité méthodique de Science occulte, p.331.

Le théosophisme, hsitoire d'une pseudo religion

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Orient et occident, 1924, Ed. Vega 1976-2006, chap.IV : Terreurs chimériques et dangers réels, p.97-117




Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut-être à la merci d’événements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher.

Seulement, ce qu’ils ne veulent pas voir, c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que sur l’ordre matériel, comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement instable, peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ; l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme.

Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses.

Au point où les choses en sont arrivées maintenant, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait capable de faire sauter, non plus une usine ou une ville, mais tout un continent. Certes, il est encore permis d’espérer que l’Europe et même l’Amérique s’arrêteront dans cette voie et se ressaisiront avant d’en être venues à de telles extrémités ; de moindre catastrophes peuvent leur être utiles d’avertissements et, par la crainte qu’elles inspireront, provoquer l’arrêt de cette course vertigineuse qui ne peut mener qu’à un abîme. Cela est possible, surtout s’il y joint quelques déceptions sentimentales un peu trop fortes, propres à détruire dans la masse l’illusion du « progrès moral » ; le développement excessif du sentimentalisme pourrait donc contribuer aussi à ce résultat salutaire, et il le faut bien si l’Occident, livré à lui-même, ne doit trouver que dans sa propre mentalité les moyens d’une réaction qui deviendra nécessaire tôt ou tard. Tout cela, d’ailleurs, ne suffirait point pour imprimer à la civilisation occidentale, à ce moment même, une autre direction, et, comme l’équilibre n’est guère réalisable dans de telles conditions, il y aurait encore lieu de redouter un retour à la barbarie pure et simple, conséquence assez naturelle de la négation de l’intellectualité.

Quoi qu’il en soit de ces prévisions peut-être lointaines, les Occidentaux d’aujourd’hui en sont encore à se persuader que le progrès, ou ce qu’ils appellent ainsi peut et doit être continu et indéfini ; s’illusionnant plus que jamais sur leur propre compte, ils se sont donnés à eux-mêmes la mission de faire pénétrer ce progrès partout, en l’imposant au besoin par la force aux peuples qui ont le tort, impardonnable à leurs yeux, de ne pas l’accepter avec empressement. Cette fureur de propagande, à laquelle nous avons déjà fait allusion, est fort dangereuse pour tout le monde, mais surtout pour les Occidentaux eux-mêmes, qu’elle fait craindre et détester ; l’esprit de conquête n’avait jamais été poussé aussi loin, et surtout il ne s’était jamais déguisé sous ces dehors hypocrites qui sont le propre du « moralisme » moderne. L’Occident oublie, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune existence historique à une époque où les civilisations orientales avaient déjà atteint leur plein développement (1) ; avec ses prétentions, il apparaît aux Orientaux comme un enfant qui, fier d’avoir acquis rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en possession du savoir total et voudrait l’enseigner à des vieillards remplis de sagesse et d’expérience. Ce ne serait là qu’un travers inoffensif, et dont il n’y aurait qu’à sourire, si les Occidentaux n’avaient à leur disposition la force brutale ; mais l’emploi qu’ils font de celle-ci change entièrement la face des choses, car c’est là qu’est le véritable danger pour ceux qui, bien involontairement, entrent en contact avec eux, et non dans une « assimilation » qu’ils sont parfaitement incapables de réaliser, n’étant ni intellectuellement ni même physiquement qualifiés pour y parvenir.

(1) Il est possible qu’il y ait cependant des civilisations occidentales antérieures, mais celle d’aujourd’hui n’est point l’héritière, et leur souvenir même est perdu ; nous n’avons donc pas à nous en préoccuper ici.

En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin d’absorber les autres. Quant au point de vue intellectuel, les considérations que nous avons exposées jusqu’ici nous dispensent d’y insister ; une civilisation qui est sans cesse en mouvement, qui n’a ni tradition ni principe profond, ne peut évidemment exercer une influence réelle sur celles qui possèdent précisément tout ce qui lui manque à elle-même ; et, si l’influence inverse ne s’exerce pas davantage en fait, c’est seulement , c’est seulement parce que les Occidentaux sont incapables de comprendre ce qui leur est étranger : leur impénétrabilité, à cet égard, n’a d’autre cause qu’une infériorité mentale, tandis que celle des Orientaux est faite d’intellectualité pure.
Il est des vérités qu’il est nécessaire de dire et de redire avec insistance, si déplaisantes qu’elles soient pour beaucoup de gens : toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont purement imaginaires, à l’exception de la seule supériorité matérielle ; celle-là n’est que trop réelle, personne ne la leur conteste, et, au fond, personne ne la leur envie non plus ; mais le malheur est qu’ils en abusent. Pour quiconque a le courage de voir les choses telles qu’elles sont, la conquête coloniale ne peut, pas plus qu’aucune autre conquête par les armes, sur un autre droit que celui de la force brutale ; qu’on invoque la nécessité, pour un peuple qui se trouve trop à l’étroit chez lui, d’étendre son champ d’activité, et qu’on dise qu’il ne peut le faire qu’aux dépens de ceux qui sont trop faibles pour lui résister, nous le voulons bien, et nous ne voyons même pas comment on pourrait empêcher des choses de ce genre se produisent ; mais que, du moins, on ne prétende pas faire intervenir là-dedans les intérêts de la « civilisation », qui n’ont rien à y voir. C’est-là ce que nous appelons l’hypocrisie « moraliste » : inconsciente dans la masse, qui ne fait jamais qu’accepter docilement les idées qu’on lui inculque, elle ne doit pas l’être chez tous au même degré, et nous ne pouvons admettre que les hommes d’Etat, en particulier, soient dupes de la phraséologie qu’ils emploient.

Lorsqu’une nation européenne s’empare d’un pays quelconque, ne fût-il habité que par des tribus vraiment barbares, on ne nous fera pas croire que c’est pour avoir le plaisir ou l’honneur de « civiliser » ces pauvres gens, qui ne l’ont point demandé, qu’on entreprend une expédition coûteuse, puis des travaux de toute sortes ; il faut être bien naïf pour ne pas se rendre compte que le vrai mobile est tout autre, qu’il réside dans l’espérance de profits tangibles. Ce dont il s’agit avant tout, quels que soient les prétextes invoqués, c’est d’exploiter le pays, et bien souvent, si on le peut, ses habitants en même temps, car on ne saurait tolérer qu’ils continuent à y vivre à leur guise, même s’ils sont peu gênants ; mais, comme ce mot d’ « exploiter » sonne mal, cela s’appelle, dans le langage moderne « mettre en valeur » un pays : c’est la même chose,mais il suffit de changer le mot pour que cela ne change plus la sensibilité commune.

Naturellement, quand la conquête est accomplie, les Européens donnent libre cours à leur prosélytisme, puisque c’est pour eux un véritable besoin ; chaque peuple y apporte son tempérament spécial, les uns le font brutalement, les autres avec plus de ménagements, et cette dernière attitude, alors même qu’elle n’est point l’effet d’un calcul, est sans doute la plus habile. Quand aux résultats obtenus, on oublie toujours que la civilisation de certains peuples n’est pas faite pour les autres, dont la mentalité est différente ; lorsqu’on a affaire à des sauvages, le mal n’est peut-être pas bien grand, et pourtant, en adoptant le dehors de la civilisation européenne (car cela reste bien superficiel), ils sont généralement plus portés à en imiter les mauvais côtés qu’à prendre ce qu’elle peut avoir de bon. Nous ne voulons pas insister sur cet aspect de la question, que nous n’envisageons qu’incidemment ; ce qui est autrement grave, c’est que les Européens, quand ils se trouvent en présence de peuples civilisés, se comportent avec eux comme s’ils avaient affaire à des sauvages, et c’est alors qu’ils se rendent vraiment insupportables ; et nous ne parlons pas seulement des gens peu recommandables parmi lesquels colons et fonctionnaires se recrutent trop souvent, nous parlons des Européens presque sans exception.

C’est un étrange état d’esprit, surtout chez des hommes qui parlent sans cesse de « droit » et de « liberté », que celui qui les porte à dénier aux civilisations autres que la leur le droit à une existence ; c’est là tout ce qu’on leur demanderait dans bien des cas, et ce n’est pas se montrer trop exigeant ; il est des Orientaux qui, à cette seule condition, s’accommoderaient même d’une administration étrangère, tellement le souci des contingences matérielles existe peu pour eux ; ce n’est que lorsqu’elle s’attaque à leurs institutions traditionnelles que la domination européenne leur devient intolérable. Mais c’est justement à cet esprit traditionnel que les Occidentaux s’en prennent avant tout, parce qu’ils le craignent d’autant plus qu’ils le comprennent moins, en étant eux-mêmes dépourvus ; les hommes de cette sorte ont peur instinctivement de tout ce qui les dépasse ; toutes leurs tentatives à cet égard demeureront toujours vaines, car il y là une force dont ils ne soupçonnent pas l’immensité ; mais, si leur indiscrétion leur attire certaines mésaventures, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

On ne voit pas, du reste, au nom de quoi ils veulent obliger tout le monde à s’intéresser exclusivement à ce qui les intéresse, à mettre les préoccupations économiques au premier rang, ou adopter le régime politique qui a leurs préférences, et qui, même en admettant qu’il soit le meilleur pour certains peuples, ne l’est pas nécessairement pour tous ; et le plus extraordinaire, c’est qu’ils ont de semblables prétentions, non seulement vis-à-vis de ceux chez lesquels ils sont parvenus à s’introduire et à s’installer tout en ayant l’air de respecter leur indépendance ; en fait ils étendent cette prétention à l’humanité tout entière.

S’il en était autrement, il n’y aurait pas, en général, de préventions ni d’hostilité systématique contre les Occidentaux ; leurs relations avec les autres hommes seraient ce que sont les relations normales entre peuples différents, on les prendrait pour ce qu’ils sont, avec les qualités et les défauts qui leurs sont propres, et, tout en regrettant peut-être de ne pouvoir entretenir avec eux des relations intellectuelles vraiment intéressantes, on ne chercherait guère à les changer, car les Orientaux ne font point de prosélytisme. Ceux mêmes d’entre les Orientaux qui passent pour être les plus fermés à tout ce qui est étranger, les Chinois, par exemple, verraient sans répugnance des Européens venir individuellement s’établir chez eux pour y faire du commerce, s’ils ne savaient trop bien, pour en avoir fait la triste expérience, à quoi ils s’exposent en les laissant faire, et quels empiètement sont bientôt la conséquence de ce qui, au début, semblait le plus inoffensif.

Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe ; nous disons pacifique et non « pacifiste », car ils n’éprouvent point le besoin de faire là-dessus de grandiloquentes théories humanitaires : la guerre répugne à leur tempérament , et voilà tout. Si c’est là une faiblesse en un certain sens relatif, il y a, dans la nature même de la race chinoise, une force d’un autre ordre qui en compense les effets, et dont la conscience contribue sans doute à rendre possible cet état d’esprit pacifique ; cette race est dotée d’un tel pouvoir d’absorption qu’elle a toujours assimilé tous ses conquérants successifs, et avec une incroyable rapidité ; l’histoire est là pour le prouver. Dans de pareilles conditions, rien ne saurait être plus ridicule que la chimérique terreur du « péril jaune », inventé jadis par Guillaume II, qui le symbolisa même dans un de ses tableaux à prétentions mystiques qu’il se plaisait à peindre pour occuper ses loisirs ; il faut toute l’ignorance de la plupart des Occidentaux, et leur incapacité à concevoir combien les autres hommes sont différents d’eux, pour en arriver à s’imaginer le peuple chinois se levant en armes pour marcher à la conquête de l’Europe ; une invasion chinoise, si elle devait jamais avoir lieu, ne pourrait être qu’une pénétration pacifique, et ce n’est pas là, en tout cas, un danger bien imminent. Il est vrai que si les Chinois avaient la mentalité occidentale, les inepties odieuses qu’on débite publiquement sur leur compte en toute occasion auraient largement suffi pour les inciter à envoyer des expéditions en Europe ; il n’en faut pas tant pour servir de prétexte à une intervention armée de la part des Occidentaux, mais ces choses laissent les Orientaux parfaitement indifférents.

On n’a jamais, à notre connaissance, osé dire la vérité sur la genèse des évènements qui se produisirent en 1900 ; la voici en quelques mots : le territoire des légations européennes à Pékin est soustrait à la juridiction des autorités chinoises ; or il s’était formé dans les dépendances de la légation allemande, un véritable repaire de voleurs, clients de la mission luthérienne, qui se répandaient de là dans la ville, pillaient tant qu’ils pouvaient, puis, avec leur butin, se repliaient dans leur refuge où, nul n’ayant le droit de les poursuivre, ils étaient assurés de l’impunité ; la population finit par être exaspérée et menaça d’envahir le territoire de la légation pour s’emparer des malfaiteurs qui s’y trouvaient ; le ministre d’Allemagne voulut s’y opposer et se mit à haranguer la foule, mais il ne réussit qu’à se faire tuer dans la bagarre ;pour venger cet outrage, une expédition fut organisée sans tarder, et le plus curieux est que tous les Etats européens, même l’Angleterre, s’y laissèrent entraîner à la suite de l’Allemagne ; le spectre du « péril jaune » avait du moins servi à quelque chose en cette circonstance. Il va sans dire que les belligérants retirèrent de leur intervention des bénéfices appréciables, surtout au point de vue économique ; et même il n’y eut pas que les Etats qui profitèrent de l’aventure : nous connaissons des personnages qui ont acquis des situations fort avantageuses pour avoir fait la guerre… dans les caves des légations ; il ne faudrait pas aller dire à ceux-là que le « péril jaune » n’est pas une réalité !


Mais, objectera-t-on, il n’y a pas que les Chinois, il y a aussi les Japonais qui, eux, sont bien un peuple guerrier ; cela est vrai, mais d’abord les Japonais, issus d’un mélange où dominent les éléments malais, n’appartiennent pas véritablement à la race jaune, et par conséquent leur tradition a forcément un caractère différent. Si le Japon a maintenant l’ambition d’exercer son hégémonie sur l’Asie tout entière et de l’ « organiser » à sa façon, c’est précisément parce que le Shintoïsme, tradition qui, à bien des égards, diffère profondément du Taoïsme chinois et qui accorde une grande importance aux rites guerriers, est entré en contact avec le nationalisme, emprunté naturellement à l’Occident – car les Japonais ont toujours excellé comme imitateurs – et s’est changé en un impérialisme tout à fait semblable à ce que l’on peut voir dans d’autres pays. Toutefois si les Japonais s’engagent dans une pareille entreprise, ils rencontreront tout autant de résistance que les peuples européens, et peut-être même davantage encore. En effet, les Chinois n’éprouvent pour personne la même hostilité que pour les Japonais, sans doute parce que ceux-ci, étant leurs voisins, leur semblent particulièrement dangereux ; ils les redoutent, comme un homme qui aime sa tranquillité redoute tout ce qui menace de la troubler, et surtout ils les méprisent.

C’est seulement au Japon que le prétendu « progrès » occidental a été accueilli avec un empressement d’autant plus grand qu’on croit pouvoir le faire servir à réaliser cette ambition dont nous parlions tout à l’heure ; et pourtant la supériorité des armements, même jointe aux plus remarquables qualité guerrières, ne prévaut pas toujours contre certaines forces d’un autre ordre : les Japonais s’en sont bien aperçus à Formose, et la Corée n’est pas non plus pour eux une possession de tout repos. Au fond, si les Japonais furent très facilement victorieux dans une guerre dont une bonne partie des Chinois n’eurent connaissance que lorsqu’elle fut terminée, c’est parce qu’ils furent alors favorisés, pour des raisons spéciales, par certains éléments hostiles à la dynastie mandchoue, et qui savaient bien que d’autres influences interviendraient à temps pour empêcher les choses d’aller trop loin. Dans un pays comme la Chine, bien des évènements, guerres ou révolutions, prennent un aspect tout différent suivant qu’on les regardent de loin ou de près, et, si étonnant que cela paraisse, c’est l’éloignement qui les grossit : vus d’Europe, ils semblent considérables ; en Chine même, ils se réduisent à de simples incidents locaux.

C’est par une illusion d’optique du même genre que les Occidentaux attribuent une importance excessive aux agissements de petites minorités turbulentes, formées de gens que leurs propres compatriotes ignorent souvent totalement, et pour lesquels, en tout cas, ils n’ont pas la moindre considération. Nous voulons parler de quelques individus élevés en Europe ou en Amérique, comme il s’en rencontre aujourd’hui plus ou moins dans tous les pays orientaux, et qui, ayant perdus par cette éducation le sens traditionnel et ne sachant rien de leur propre civilisation, croient bien faire en affichant le « modernisme » le plus outrancier. Ces « jeunes » Orientaux comme ils s’intitulent eux-mêmes pour mieux marquer leurs tendances, ne sauraient jamais acquérir chez eux une influence réelle ; parfois, on les utilise à leur insu pour jouer un rôle dont ils ne se doutent pas, et cela est d’autant plus facile qu’ils se prennent fort au sérieux ; mais il arrive aussi que, en reprenant contact avec leur race, ils sont peu à peu désabusés, se rendent compte que leur présomption était surtout faite d’ignorance, et finissent par redevenir de véritables Orientaux. Ces éléments ne représentent que d’infimes exceptions, mais, comme ils font quelque bruit au dehors, ils attirent l’attention des Occidentaux, qui les considèrent naturellement avec sympathie, et à qui ils font perdre de vue les multitudes silencieuses auprès desquelles ils sont absolument inexistants.

Les vrais Orientaux ne cherchent guère à se faire connaître de l’étranger, et c’est ce qui explique des erreurs assez singulières : nous avons souvent été frappés de la facilité avec laquelle se font accepter comme d’authentiques représentants de la pensée orientale, quelques écrivains sans compétence et sans mandat, parfois même à la solde d’une puissance européenne, et qui n’expriment guère que des idées toutes occidentales ; parce qu’ils portent des noms orientaux, on les croit volontiers sur parole, et, comme les termes de comparaison font défaut, on part de là pour attribuer à tous leurs compatriotes des conceptions ou des opinions qui n’appartiennent qu’à eux, et qui sont souvent aux antipodes de l’esprit oriental ; bien entendu, leurs productions sont strictement réservées au public européen ou américain, et , en Orient, personne n’en a jamais entendu parler.

En dehors des exceptions individuelles dont il vient d’être question, et aussi de l’exception collective qui est constituée par le Japon, le progrès matériel n’intéresse vraiment personne dans les pays orientaux, où on lui reconnaît peu d’avantages réels et beaucoup d’inconvénients ; mais il y a, à son égard, deux attitudes différentes, qui peuvent même sembler opposées extérieurement, et qui procèdent pourtant d’un même esprit. Les uns ne veulent à aucun prix entendre parler de ce prétendu progrès et, se renfermant dans une attitude de résistance purement passive, continuent à se comporter comme s’il n’existait pas ; les autres préfèrent accepter transitoirement ce progrès, tout en ne le regardant que comme une nécessité fâcheuse imposée par des circonstances qui n’auront qu’un temps, et uniquement parce qu’ils voient, dans les instruments qu’il peut mettre à leur disposition, un moyen de résister plus efficacement à la domination occidentale et d’en hâter la fin. Ces deux courants existent partout, en Chine, dans l’Inde et dans les pays musulmans ; si le second paraît actuellement tendre à l’emporter généralement sur le premier, il faudrait bien se garder d’en conclure qu’il y ait aucun changement profond dans la manière d’être de l’Orient ; toute la différence se réduit à une simple question d’opportunité, et ce n’est pas de là que peut venir un rapprochement réel avec l’Occident, bien au contraire.

Les Orientaux qui veulent provoquer dans leur pays un développement industriel leur permettant de lutter désormais sans désavantage avec les peuples européens, sur le terrain même où ceux-ci déploient toutes leurs activité, ces Orientaux, disons-nous, ne renoncent pour cela à rien de ce qui est l’essentiel de leur civilisation ; de plus, la concurrence économique ne pourra être qu’une source de nouveaux conflits, si un accord ne s’établit pas dans un autre domaine et à un point de vue plus élevé. Il est cependant quelques Orientaux, bien peu nombreux, qui en sont arriver à penser ceci : puisque les Occidentaux sont décidément réfractaires à l’intellectualité, qu’il n’en soit plus question ; mais on pourrait peut-être établir malgré tout, avec certains peuples de l’Occident, des relations amicales limitées au domaine purement économique. Cela est une illusion : ou l’on commencera par s’entendre sur les principes, et toutes les difficultés secondaires s’aplaniront ensuite comme d’elles-mêmes, ou l’on ne parviendra jamais à s’entendre vraiment sur rien : et c’est à l’Occident seul qu’il appartient de le faire, s’il le peut, les premiers pas dans la voie d’un rapprochement effectif, parce que c’est de l’incompréhension dont il a fait preuve jusqu’ici que viennent en réalité tous les obstacles.

Il serait à souhaiter que les Occidentaux, se résignant enfin à voir la cause des plus dangereux malentendus là ou elle est, c’est-à-dire en eux-mêmes, se débarrassent de ces terreurs ridicules dont le trop fameux « péril jaune » est assurément le plus bel exemple. On a coutume aussi d’agiter à tort et à travers le spectre du « panislamisme » ; ici, la crainte est sans doute moins absolument dénuée de fondement, car les peuples musulmans, occupant une situation intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, ont à la fois certains traits de l’un et de l’autre, et ils ont notamment un esprit beaucoup plus combatif que celui des pures Orientaux ; mais enfin il ne faut rien exagérer. Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons ici à l’Afrique du Nord), une politique d’ « association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’ « assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens.

Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales ; cette raison est pleinement suffisante pour que le panislamisme, quelque forme qu’il revête, ne puisse jamais s’identifier avec un mouvement tel que le bolchevisme, comme semblent le redouter des gens mal informés. Nous ne voudrions aucunement formuler ici une appréciation quelconque sur le bolchevisme russe, car il est bien difficile de savoir à quoi s’en tenir là-dessus : il est probable que la réalité est assez différente de ce qu’on en dit couramment, et plus complexe qu’adversaires et partisans ne le pensent ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que ce mouvement est nettement antitraditionnel, donc d’esprit entièrement moderne et occidental. Il est profondément ridicule de prétendre opposer à l’esprit occidental la mentalité allemande ou même russe, et nous ne savons quel sens les mots peuvent avoir pour ceux qui soutiennent une telle forme d’opinion, non plus que pour ceux qui qualifient le bolchevisme d’ « asiatique » ; en fait, l’Allemagne est au contraire un des pays où l’esprit occidental est porté à son degré le plus extrême ; et, quant aux Russes, même s’ils ont quelques traits extérieurs des Orientaux, ils en sont aussi éloignés intellectuellement qu’il est possible.

Il faut ajouter que, dans l’Occident, nous comprenons aussi le judaïsme, qui n’a jamais exercé d’influence que de ce côté, et dont l’action n’a même peut-être pas été tout à fait étrangère à la formation de la mentalité moderne en général ; et, précisément, le rôle prépondérant joué dans le bolchevisme par les éléments israélites est pour les Orientaux, et surtout pour les Musulmans, un grâve motif de se méfier et de se tenir à l’écart ; nous ne parlons pas de quelques agitateurs du type « jeune-turc », qui sont foncièrement antimusulmans, souvent aussi israélites d’origine, et qui n’ont pas la moindre autorité. Dans l’Inde non plus, le bolchevisme ne peut s’introduire, parce qu’il est en opposition avec toutes les institutions traditionnelles, et spécialement avec l’institution des castes ; à ce point de vue, les Hindous ne feraient pas de différence entre son action destructive et celle que les Anglais ont tentée par toutes sortes de moyens, et, là où l’une a échoué, l’autre ne réussirait pas davantage. Pour ce qui est de la Chine, tout ce qui est russe y est généralement fort antipathique, et d’ailleurs l’esprit traditionnel n’y est pas moins solidement établi que dans tout le reste de l’Orient ; si certaines choses peuvent plus facilement y être tolérées à titre transitoire, c’est en raison de cette puissance d’absorption qui est propre à la race chinoise, et qui, même d’un désordre passager, permet de tirer finalement le parti le plus avantageux ; enfin, il ne faudrait pas, pour accréditer la légende d’accords inexistants et impossibles, invoquer la présence en Russie de quelques bandes de mercenaires qui ne sont que de vulgaires brigands, et dont les Chinois sont très heureux de se débarrasser au profit de leurs voisins.

Quand les bolchevistes racontent qu’ils gagnent des partisans à leurs idées parmi les Orientaux, ils se vantent ou s’illusionnent ; la vérité c’est que certains Orientaux voient dans la Russie, bolcheviste ou non, une auxiliaire possible contre la domination de certaines puissances occidentales ; mais les idées bolchevistes leurs sont parfaitement indifférentes, et même, s’ils envisagent une entente ou une alliance temporaire comme acceptable dans certaines circonstances, c’est parce qu’ils savent bien que ces idées ne pourront jamais s’implanter chez eux ; s’il en était autrement, ils se garderaient de les favoriser le moins du monde. On peut bien accepter comme auxiliaire, en vue d’une action déterminée, des gens avec qui on a aucune pensée commune, pour lesquels on n’éprouve ni estime ni sympathie ; pour les vrais Orientaux, le bolchevisme, comme tout ce qui vient d’Occident, ne sera jamais qu’une force brutale ; si cette force peut momentanément leur rendre service, ils s’en féliciteront sans doute, mais on peut être assuré que, dès qu’ils n’auront plus rien à en attendre, ils prendront toutes les mesures voulues pour qu’elle ne puisse leur devenir nuisible. Du reste, les Orientaux qui aspirent à échapper à une domination occidentale ne consentiraient certainement pas à se placer, pour y parvenir, dans des conditions telles qu’ils risqueraient de retomber aussitôt sous une domination occidentale ; ils ne gagneront rien au changement, et, comme leur tempérament exclut toute hâte fébrile, ils préféreront toujours attendre des circonstances plus favorables, si éloignées qu’elles apparaissent, plutôt que de s’exposer à une semblable éventualité.

Cette dernière remarque permet de comprendre pourquoi les Orientaux qui semblent les plus impatients de secouer le joug de l’Angleterre n’ont pas songé, pour le faire, à profiter de la guerre de 1914 : c’est qu’ils savent bien que l’Allemagne, en cas de victoire, ne manquerait pas de leur imposer à tout le moins un protectorat plus ou moins déguisé, et qu’ils ne voulaient à aucun prix de ce nouvel asservissement. Aucun Oriental ayant eu l’occasion de voir les Allemands de près ne pense qu’il soit possible de s’entendre avec eux plus qu’avec les Anglais ; il est d’ailleurs de même pour les Russes, mais l’Allemagne, avec son organisation formidable, inspire généralement, et à bon droit, plus de craintes que la Russie. Les Orientaux ne seront jamais pour aucune puissance européenne, mais ils seront toujours contre celles, quelles qu’elles soient, qui voudront les opprimer, et contre celle-là seulement ; pour tout le reste, leur attitude ne peut être que neutre. Nous ne parlons ici, bien entendu, qu’au seul point de vue politique et en ce qui concerne le Etats ou les collectivités ; il peut toujours y avoir des sympathies ou des antipathies individuelles qui restent en dehors de ces considérations, de même que, quand nous parlons de l’incompréhension occidentale, nous ne visons que la mentalité générale, sans préjudice des extensions possibles. Ces exceptions sont d’ailleurs des plus rares ; néanmoins, si l’on est persuadé comme nous le sommes, de l’intérêt immense que présente le retour des relations normales entre l’Orient et l’Occident, il faut bien commencer dès maintenant à le préparer avec les moyens dont on dispose, si faibles soient-ils, et le premier de ces moyens, c’est de faire comprendre, à ceux qui en sont capables, quelles sont les conditions indispensables de ce rapprochement.

Ces conditions, nous l’avons dit sont avant tout intellectuelles, et elles sont à la fois négatives et positives : d’abord détruire tout les préjugés qui sont autant d’obstacles, et c’est à quoi tendent essentiellement toutes les considérations que nous avons exposées jusqu’ici ; ensuite, restaurer la véritable intellectualité, que l’Occident a perdue, et que l’étude de la pensée orientale, pour peu qu’elle soit entreprise comme elle doit l’être, peut l’aider puissamment à retrouver. Il s’agit là en fait d’une réforme complète de l’esprit occidental ; tel est, du moins, le but final à atteindre ; mais cette réforme, au début, ne pourrait évidemment être réalisée que dans une élite restreinte, ce qui serait d’ailleurs suffisant pour qu’elle porte ses fruits à une échéance plus ou moins lointaine, par l’action que cette élite ne manquerait pas d’exercer, même sans le rechercher expressément sur tout le milieu occidental.

Ce serait, selon toute vraisemblance, le seul moyen d’épargner à l’Occident les dangers très réels qui ne sont point ceux auxquels il croit, et qui le menaceront de plus en plus s’il continue à suivre ses voies actuelles ; et ce serait aussi le seul moyen de sauver de la civilisation occidentale, au moment voulu, tout ce qui pourrait être conservé, c’est-à-dire tout ce qu’elle peut avoir d’avantageux sous quelques rapport et de compatible avec l’intellectualité normale, au lieu de la laisser disparaître totalement dans quelqu’un de ces cataclysmes dont nous indiquions la possibilité au début du présent chapitre, sans d’ailleurs vouloir risquer en cela la moindre prédiction. Surtout, si une telle éventualité venait à se réaliser, la constitution d’une élite intellectuelle au vrai sens de ce mot pourrait seule empêcher le retour à la barbarie ; et même, si cette élite avait eu le temps d’agir assez profondément sur la mentalité générale, elle éviterait l’absorption ou l’assimilation de l’occident par d’autres civilisations, hypothèse beaucoup moins redoutable que la précédente, mais qui présenterait cependant quelques inconvénients au moins transitoires, en raison des révolutions ethniques qui précéderaient nécessairement cette assimilation.

A ce propos, et avant d’aller plus loin, nous tenons à préciser nettement notre attitude : nous n’attaquons point l’Occident en lui-même, mais seulement, ce qui est tout différent, l’esprit moderne, dans laquelle nous voyons la déchéance intellectuelle de l’Occident ; rien ne serait plus souhaitable, à notre avis, que la reconstitution d’une civilisation proprement occidentale sur des bases normales, car la diversité des civilisations, qui a toujours existé, est la conséquence naturelle des différences mentales qui caractérisent les races. Mais la diversité dans les formes n’exclut aucunement l’accord sur les principes ; entente et harmonie ne veulent point dire uniformité, et penser le contraire serait sacrifier à ces utopies égalitaires contre lesquelles nous nous élevons précisément. Une civilisation normale, au sens où nous l’entendons, pourra toujours se développer sans être un danger pour les autres civilisations ; ayant conscience de la place exacte qu’elle doit occuper dans l’ensemble de l’humanité terrestre, elle saura s’y tenir et ne créera aucun antagonisme, parce qu’elle n’aura aucune prétention à l’hégémonie, et parce qu’elle s’abstiendra de tout prosélytisme.

Nous n’oserions pas affirmer, cependant, qu’une civilisation qui serait purement occidentale pourrait avoir, intellectuellement, l’équivalent de tout ce que possèdent les civilisations orientales ; dans le passé de l’Occident, en remontant aussi loin que l’histoire nous le fait connaître, on ne trouve pas pleinement cet équivalent (sauf peut-être dans certaines écoles extrêmement fermées, et dont, pour cette raison, il est difficile de parler avec certitude) ; mais il s’y trouve néanmoins, à cet égard, des choses qui ne sont nullement négligeables, et que nos contemporains ont le plus grand tort d’ignorer systématiquement. En outre, si l’Occident arrive un jour à entretenir des relations intellectuelles avec l’Orient, nous ne voyons pas pourquoi il n’en profiterait pas pour suppléer à ce qui lui manquerait encore ; on peut prendre des leçons ou des inspirations chez les autres sans abdiquer son indépendance, surtout si, au lieu de se contenter d’emprunts purs et simples, on sait adapter ce qu’on acquiert de la façon la plus conforme à sa propre mentalité.

Mais encore une fois, ce sont là des possibilités lointaines ; et, en attendant que l’Occident soit revenu à ses propres traditions, il n’est peut-être pas d’autre moyen, pour préparer ce retour et pour en retrouver les éléments, que de procéder par analogie avec les formes traditionnelles qui, existant encore actuellement, peuvent être étudiées d’une manière directe. Ainsi, la compréhension des civilisations orientales pourrait contribuer à ramener l’Occident aux voies traditionnelles hors desquelles il s’est jeté inconsidérément, tandis que, d’un autre côté, le retour à cette tradition réaliserait par lui-même un rapprochement effectif avec l’Orient : ce sont là deux choses qui sont intimement liées, de quelque façon qu’on les envisage et qui nous apparaissent comme également utiles, voire même nécessaires. Tout cela pourrait être mieux par ce que nous avons encore à dire ; mais on doit voir déjà que nous ne critiquons pas l’Occident pour le vain plaisir de le critiquer, ni même pour faire ressortir son infériorité intellectuelle par rapport à l’Orient ; si le travail par lequel il faut commencer paraît surtout négatif, c’est qu’il est indispensable, comme nous le disions au début, de déblayer le terrain tout d’abord pour pouvoir ensuite y construire.

En fait, si l’Occident renonçait à ses préjugés, la tâche serait à moitié accomplie, et même plus qu’à moitié peut-être, car rien ne s’opposerait plus à la constitution d’une élite intellectuelle, et ceux qui possèdent les facultés requises pour en faire partie, ne voyant plus se dresser devant eux les barrières presque infranchissables que créent les conditions actuelles, trouveraient dès lors facilement le moyen d’exercer et de développer ces facultés, au lieu qu’elles sont comprimées et étouffées par la formation ou plutôt la déformation mentale qui est imposée présentement à quiconque n’a pas le courage de se placer résolument en dehors des cadres conventionnels. Du reste, pour se rendre vraiment compte de l’inanité de ces préjugés dont nous parlons, il faut déjà un certain degré de compréhension positive, et, pour certains tout au moins, il est peut-être plus difficile d’atteindre ce degré que d’aller plus loin lorsqu’ils y sont parvenus ; pour une intelligence bien constituée, la vérité, si haute soit-elle, doit être plus assimilable que toutes les subtilités oiseuses où se complaît la « sagesse profane » du monde occidental.




Initiation et réalisation spirituelle, chap.XXIV : Sur le rôle du guru, p. 171 – 176



Nous avons eu, en ces derniers temps, l’occasion de constater chez certains, au sujet du rôle du Guru (1) des méprises et des exagérations telles que nous nous voyons obligés de revenir encore sur cette question pour mettre quelque peu les choses au point. Nous serions presque tenté, en présence de certaines affirmations, de regretter d’avoir insisté nous-même sur ce rôle autant que nous l’avons fait en maintes circonstances. Il est vrai que beaucoup ont tendance à en amoindrir l’importance, sinon même à la méconnaître entièrement, et c’est là ce qui justifiait notre insistance, mais c’est d’erreurs dans le sens opposé à celui-là qu’il s’agit cette fois.

(1) Bien que ce terme appartienne en propre à la tradition hindoue, nous entendrons ici par là, pour simplifier le langage, un Maître spirituel au sens le plus général, quelle que soit la forme traditionnelle dont il relève.

Ainsi, il en est qui vont prétendre que nul ne pourra jamais atteindre la Délivrance s’il n’a un Guru, et, naturellement, ils entendent par là un Guru humain ; nous ferons remarquer tout d’abord que ceux-là feraient assurément beaucoup mieux de se préoccuper de choses moins éloignées d’eux que le but ultime de la réalisation spirituelle, et de se contenter d’envisager la question en ce qui concerne les premières étapes de celle-ci, qui sont d’ailleurs, en fait, celles pour lesquelles la présence d’un Guru peut apparaître comme plus particulièrement nécessaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que le Guru humain n’est en réalité, comme nous l’avons déjà dit précédemment, qu’une représentation extérieure et comme un « substitut » du véritable Guru intérieur, de sorte que sa nécessité n’est due qu’à ce que l’initié, tant qu’il n’est pas parvenu à un certain degré de développement spirituel, est encore incapable d’entrer directement en communication consciente avec celui-ci. C’est là, en tout cas, ce qui limite aux premiers stades cette nécessité de l’aide d’un Guru humain, et nous disons les premiers stades parce qu’il va de soi que la communication dont il s’agit devient possible pour un être bien avant qu’il ne soit sur le point d’atteindre la Délivrance.

Maintenant, en tenant compte de cette restriction, peut-on considérer cette nécessité comme absolue, ou, en d’autre termes, la présence du Guru humain est-elle, dans tous les cas rigoureusement indispensable au début de la réalisation, c’est-à-dire, sinon pour conférer une initiation valable, ce qui serait par trop évidemment absurde, du moins pour rendre effective une initiation qui, sans cette condition, demeurerait toujours virtuelle ?

Si important que soit réellement le rôle du Guru, et ce n’est certes pas nous qui songerons à le contester, nous sommes bien obligés de dire qu’une telle assertion est tout à fait fausse, et cela pour plusieurs raisons, dont la première est qu’il y a des cas exceptionnels d’êtres chez lesquels une transmission initiatique pure et simple suffit, sans qu’un Guru ait à intervenir en quoi que ce soit, pour « réveiller » immédiatement des acquisitions spirituelles obtenues dans d’autres états d’existence ; si rares que soient ces cas, ils prouvent tout au moins qu’il ne saurait en aucune façon s’agir d’une nécessité de principe.

Mais il y a autre chose qui est beaucoup plus important à considérer ici, puisqu’il ne s’agit plus en cela de faits exceptionnels dont on pourrait dire avec raison qu’il n’y a pas lieu de tenir compte pratiquement, mais bien des voies parfaitement normales : c’est qu’il existe des formes d’initiation qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un Guru au sens propre de ce mot, et ce cas est surtout celui de certaines formes dans lesquelles le travail collectif tient une place prépondérante, le rôle du Guru étant joué alors, non pas par un individu humain, mais par une influence spirituelle effectivement présente au cours de ce travail (1). Sans doute, il y a là un certain désavantage, en ce sens qu’une telle voie est évidemment moins sûre et plus difficile à suivre que celle où l’initié bénéficie d’un contrôle constant d’un Maître spirituel ; mais c’est là une toute autre question, et ce qui importe au point de vue où nous nous plaçons présentement, c’est l’existence même de ces formes initiatiques, qui se proposent nécessairement le même but que les autres, et qui par conséquent doivent mettre à la disposition de leurs adhérents des moyens suffisants pour y parvenir dès lors qu’ils sont pleinement qualifiés, prouve amplement que la présence d’un Guru ne saurait être regardée comme une condition indispensable dans tous les cas.

(1) Il est à remarquer à cet égard que, même dans certaines formes initiatiques où la fonction du Guru existe normalement, elle n’est pourtant pas toujours strictement indispensable en fait : ainsi, dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Kholafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Sheikh fondateur de la tarîqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Sheikh présentement vivant, et ce cas devient alors tout à fait comparable à celui que nous venons de rappeler.

Il est d’ailleurs bien entendu que, qu’il y ait ou non un Guru humain, le Guru intérieur est toujours présent puisqu’il ne fait qu’un avec « Soi » lui-même ; que, pour se manifester à ceux qui ne peuvent pas encore en avoir une conscience immédiate, il prenne pour support un être humain ou une influence spirituelle « non-incarnée », ce n’est là en somme qu’une différence de modalités qui n’affecte ne rien l’essentiel.
Nous avons dit tout à l’heure que le rôle du Guru, là où il existe, est surtout important au début de l’initiation effective, et cela peut même paraître tout à fait évident, car il est normal qu’un initié ait d’autant plus besoin d’être guidé qu’il est moins avancé dans la voie ; cette remarque contient déjà implicitement une réfutation d’une autre erreur que nous avons constaté et qui consiste à prétendre qu’il ne peut y avoir de véritable Guru que celui qui est déjà parvenu au terme de la réalisation spirituelle, c’est-à-dire à la Délivrance. S’il en était vraiment ainsi, ce serait plutôt décourageant pour ceux qui cherchent à obtenir l’aide d’un Guru, car il est bien clair que les chances qu’ils auraient d’en rencontrer un seraient alors extrêmement restreintes ; mais, en réalité, pour que quelqu’un puisse jouer efficacement ce rôle de Guru au commencement, il suffit qu’il soit capable de conduire son disciple jusqu’à un certain degré d’initiation effective, ce qui est possible même s’il n’a pas été lui-même plus loin que ce degré (1).

C’est pourquoi l’ambition d’un vrai Guru, si l’on peut dire, doit être surtout de mettre son disciple en état de se passer de lui le plus tôt possible, soit en l’adressant, quand il ne peut plus le conduire plus loin, à un autre Guru ayant une compétence plus étendue que la sienne propre (2), soit, s’il en est capable, en l’amenant au point où s’établira la communication consciente et directe avec le Guru intérieur ; et, dans ce dernier cas, cela est tout aussi vrai si le Guru humain est véritablement un jivan-mukta que s’il ne possède qu’un moindre degré de réalisation spirituelle.

(1) Cette capacité suppose d’ailleurs, outre le développement spirituel correspondant à la possession de ce degré, certaines qualités spéciales, de même que, parmi ceux qui possèdent les mêmes connaissances dans un ordre quelconque, tous ne sont pas également aptes à les enseigner.
(2) Il doit être bien entendu que ce changement ne peut jamais s’opérer régulièrement et légitimement qu’avec l’autorisation du premier Guru, et même sur son initiative, car c’est lui seul, et non pas le disciple, qui peut apprécier si son rôle est terminé vis-à-vis de celui-ci, et aussi si tel autre Guru est réellement capable de le mener plus loin qu’il ne le pouvait lui-même. Ajoutons qu’un tel changement peut aussi avoir parfois une raison toute différente, et être dû seulement à ce que le Guru constate que le disciple, du fait de certaines particularités de sa nature individuelle, peut être guidé plus efficacement par quelqu’un d’autre.

Nous n’en avons pas encore fini avec toutes les conceptions erronées qui ont cours dans certains milieux, et parmi lesquelles il en est une qui nous paraît particulièrement dangereuse ; il est de gens qui s’imaginent comme rattachés à telle forme par le seul fait que c’est celle à laquelle appartient leur Guru, ou du moins celui qu’ils se croient autorisés à regarder comme tel, sans qu’ils aient pour cela à rien faire d’autre ni à accomplir quelque rite que ce soit. Il devrait être bien évident que ce prétendu rattachement ne saurait aucune avoir une valeur effective, qu’il n’a même pas la moindre réalité ; il serait vraiment trop facile de se rattacher à une tradition sans autres conditions que celle-là, et on ne peut voir là que l’effet d’une méconnaissance complète de la nécessité de la pratique d’un exotérisme, qui, dans le cas d’une initiation relevant d’une tradition déterminée et non exclusivement ésotérique, ne peut naturellement être que cette même tradition (1). Ceux qui pensent ainsi se croient déjà passés au-delà de toutes les formes, mais leur n’en est encore que plus grande, car le besoin même qu’ils éprouvent de recourir à un Guru est une preuve suffisante qu’ils n’en sont pas encore là (2) ; que le Guru lui-même y soit parvenu ou non, cela ne change rien en ce qui concerne les disciples et ne les regarde même en aucune façon. Ce qui est plus étonnant, il faut bien le dire, c’est qu’il puisse y avoir un Guru qui accepte des disciples dans de semblables conditions, et sans avoir au préalable rectifié chez eux cette erreur ; cela même serait de nature de causer de sérieux doutes sur la réalité de sa qualité spirituelle.

(1) Nous prenons ici le mot « exotérisme » dans son acception la plus large, pour désigner la partie d’une tradition qui s’adresse à tous indistinctement et qui, et qui constitue la base normale et nécessaire de toute initiation correspondante.
(2) Il y a même ici quelque chose de contradictoire, car, s’ils avaient pu réellement arriver à ce point avant d’avoir un Guru, ce serait assurément la meilleure preuve que celui-ci n’est pas indispensable comme ils l’affirment d’autre part.

En effet, tout véritable Maître spirituel doit exercer sa fonction en conformité avec une tradition déterminée ; quand il n’en est pas ainsi, c’est là une des marques qui permettent le plus facilement de reconnaître qu’on n’a affaire qu’à un faux Maître spirituel, qui d’ailleurs, dans certains cas, peut très bien n’être pas de mauvaise foi, mais s’illusionner lui-même par ignorance des conditions réelles de l’initiation ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus pour qu’il ne soit pas utile d’y insister davantage (1). Il importe d’ailleurs, car il faut prévoir toutes les objections de faire une distinction très nette entre ce cas et celui où il peut arriver que, accidentellement en quelque sorte, et en dehors de sa fonction traditionnelle, un Maître spirituel donne non seulement des éclaircissements d’ordre doctrinal, ce qui ne saurait soulever de difficulté, mais aussi certains conseils d’un caractère plus pratique à des personnes n’appartenant pas à sa propre tradition ; il doit être bien entendu qu’il ne peut s’agir alors que de simples conseils, qui, tout comme ceux qui pourraient venir de quelqu’un d’autre, tirent leur valeur de connaissance que celui qui les donne possède en tant qu’individu humain, et non pas en tant que représentant d’une certaine tradition, et qui ne sauraient aucunement mettre, vis-à-vis de lui, celui qui les reçoit dans la situation d’un disciple au sens initiatique de ce mot.

(1) Voir ch.XXI : Vrais et faux instructeurs spirituels.

Cela n’a évidemment rien de commun avec la prétention de conférer une initiation à des gens qui ne remplissent pas les conditions voulues pour la recevoir valablement, conditions parmi lesquelles figure toujours nécessairement le rattachement régulier et effectif à la tradition à laquelle appartient la forme initiatique envisagée, avec toutes les observances rituelles qui y sont impliquées essentiellement ; et il faut dire nettement que, faute de ce rattachement, la relation qui unit les soi disant à leur disciples à leur Guru, n’est elle-même, en tant que lien initiatique, qu’une illusion pure et simple.

Symboles de la Science sacrée – article XVI Les « têtes noires », p.112-114


Le nom des Éthiopiens signifie littéralement « visages brûlés » (Aithi-ôps(2)), et par suite « visages noirs » ; on l’interprète comme désignant un peuple de race noire, ou tout au moins au teint noir (3). Cependant cette explication trop « simpliste » apparaît comme peu satisfaisante dès qu’on remarque que les anciens donnèrent en fait le nom d’Éthiopie à des pays très divers, et à certains desquels elle ne conviendrait aucunement puisque notamment l’Atlantide elle-même, dit-on, fut aussi appelée Éthiopie ; par contre, il ne semble pas que cette dénomination ait jamais été appliquée aux pays habités par des peuples appartenant proprement à la race noire. Il doit donc y avoir là autre chose, et cela devient encore plus évident quand on constate ailleurs l’existence de mots ou d’expressions similaires, si bien qu’on est naturellement amené à chercher quelle signification symbolique ils peuvent avoir en réalité.

Les Chinois se désignaient eux-mêmes très anciennement comme le « peuple noir» (li-min) ; cette expression se trouve en particulier dans le Chou-king (règne de l’empereur Chouen, 2317-2208 avant l’ère chrétienne). Beaucoup plus tard, au début de la dynastie Tsing (III° siècle avant l’ère chrétienne), l’empereur donna à son peuple un autre nom analogue (4), celui de « têtes noires » (kien cheou) ; et ce qui est encore singulier, c’est qu’on trouve la même expression en Chaldée (nishi salmat kakkadi) mille ans au moins avant cette époque. De plus, il est à remarquer que les caractères kien et he, signifiant « noir », représentent la flamme ; par là, le sens de cette expression de « têtes noires » se rapproche encore plus étroitement de celui du nom des Éthiopiens.

(1) Publié dans E.T. janv.-fév.1948.
(2) C’est la même racine aith que dérive aussi le mot Aithêr, l’Ether pouvant être considéré en quelque sorte comme un feu supérieur, celui du « Ciel empyrée ».
(3) Les habitants du pays connu actuellement encore sous le nom d’Ethiopie, bien qu’ayant le teint sombre, n’appartiennent pas à la race noire.
(4) On sait que, en Chine, l’attribution aux êtres et aux choses de leurs « désignations correctes » faisaient traditionnellement partie des fonctions du souverain.

Les orientalistes, qui le plus souvent ignorent de parti pris tout symbolisme, veulent expliquer ces termes de « peuple noir » et de « têtes noires » comme désignant le « peuple aux cheveux noirs » ; malheureusement, si ce caractère convient en effet aux Chinois, il ne saurait en aucune façon les distinguer des peuples voisins, de sorte que cette explication encore apparaît comme tout à fait insignifiante au fond.

D’autre part, certains ont pensé que le « peuple noir » était proprement la masse du peuple, à laquelle la couleur noire aurait été attribuée comme elle l’est dans l’Inde aux Shûdras, et avec le même sens d’indistinction et d’anonymat ; mais il semble bien que ce soit en réalité le peuple chinois tout entier qui ait été ainsi désigné, sans qu’il soit fait à cet égard aucune différence entre la masse et l’élite, et, s’il en est ainsi, le symbolisme dont il s’agit n’est plus valable en pareil cas. Du reste, si l’on songe, non seulement que les expressions de ce genre ont eu un emploi aussi étendu dans l’espace et dans le temps que nous l’avons indiqué (et il est même possible qu’il en existe encore d’autres exemples), mais aussi que les Egyptiens, de leur côté le nom de Kêmi ou « terre noire »,on se rendra compte qu’il est assurément fort invraisemblable que tant de peuples divers aient adopté, pour eux même ou pour leur pays, une désignation qui aurait eu un sens péjoratif. Ce n’est donc pas à ce sens inférieur de la couleur noire qu’il convient de se référer ici, mais bien plutôt à son sens supérieur, puisque, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, elle présente un double symbolisme, tout aussi bien d’ailleurs que l’anonymat, auquel nous faisions allusion tout à l’heure à propos de la masse du peuple, a également deux significations opposées.

(1) Sur le double sens de l’anonymat, voir Le Règne de la Quantité et les signes des temps chap.IX.

On sait que dans son sens supérieur, la couleur noire symbolise essentiellement l’état principal de non-manifestation, et que c’est ainsi qu’il faut comprendre notamment le nom de Krishna, par opposition à celui d’Arjuna qui signifie « blanc », l’un et l’autre représentant respectivement le non-manifesté et le manifesté, l’immortel et le mortel, le « Soi » et le « moi », Paramâtmâ et jîvâtmâ (1). Seulement, on peut se demander comment un symbole du non-manifesté est applicable à un peuple ou pays. Nous devons reconnaître que le rapport n’apparaît pas clairement à première vue, mais pourtant il existe bien réellement dans les cas dont il s’agit. D’ailleurs, ce ne doit pas être sans raison que, dans plusieurs de ces cas, la couleur noire est rapportée plus particulièrement aux « faces » ou aux « têtes », termes dont nous avons déjà indiqué la signification symbolique, en connexion avec les idées de « sommet » et de « principe (2) ».

Pour comprendre ce qu’il en est, il faut se souvenir que les peuples dont nous venons de parler sont ceux qui se considéraient comme occupant une situation « centrale » ; on connaît notamment, à cet égard, la désignation de la Chine comme le « Royaume du Milieu » (Tchoung-kouo), ainsi qu le fait que l’Egypte était assimilée par ses habitants au « Cœur du Monde ». Cette situation « centrale » est d’ailleurs parfaitement justifiée au point de vue symbolique, car chacune des contrées auxquelles elle était attribuée était effectivement le siège du centre spirituel d’une tradition, émanation et image du centre spirituel suprême, et le représentant pour ceux qui appartiennent à la tradition envisagée, de sorte qu’elle était bien véritablement pour eux le « Centre du Monde (3)».

Or, le centre est, en raison de son caractère principiel, ce qu’on pourrait appeler le « lieu » de la non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens supérieur, lui convient donc réellement. Il faut d’ailleurs remarquer que, par contre, la couleur blanche convient aussi au centre sous un autre rapport, nous voulons dire en tant qu’il est le point de départ d’une « irradiation » assimilée à celle de lumière (4) ; on pourrait donc dire que le centre est « blanc » extérieurement et par rapport à la manifestation qui procède de lui, tandis qu’il est « noir » intérieurement et en lui-même ; et ce dernier point de vue est naturellement celui des êtres qui, pour une raison telle que celle que nous venons de rappeler, se situent symboliquement dans le centre même.

(1) Voir notamment Le blanc et le noir.
(2) Voir La pierre angulaire.
(3) Voir La Grande Triade, chap.XVI.
(4) Voir Les sept rayons et l’arc-en-ciel.

L’ésotérisme islamique, chap.VII : La chirologie dans l’ésotérisme islamique


Nous (1) avons eu souvent l’occasion de faire remarquer combien la conception des « sciences traditionnelles » est, dans les temps modernes, devenue étrangère aux Occidentaux, et combien il leur est difficile d’en comprendre la véritable nature. Récemment encore, nous avions un exemple de cette incompréhension dans une étude consacrée à Mohyiddin ibn Arabi, et dont l’auteur s’étonnait de trouver chez celui-ci, à côté de la doctrine purement spirituelle, de nombreuses considérations sur l’astrologie, sur la science des lettres et des nombres, sur la géométrie symbolique, et sur beaucoup d’autres choses du même ordre, qu’il semblait regarder comme n’ayant aucun lien avec cette doctrine.

Il y avait d’ailleurs là une double méprise, car la partie proprement spirituelle de l’enseignement de Mohyiddin était elle-même présentée comme « mystique », alors qu’elle est essentiellement métaphysique et initiatique ; et, s’il s’agissait de « mystique », cela ne pourrait effectivement avoir aucun rapport avec des sciences quelles qu’elles soient. Au contraire, dès lors qu’il s’agit de doctrine métaphysique, ces sciences traditionnelles dont le même auteur méconnaissait d’ailleurs totalement la valeur, suivant l’ordinaire préjugé moderne, en découlent normalement en tant qu’applications, comme les conséquences découlent du principe, et, à ce titre, bien loin de représenter des éléments en quelque sorte adventices et hétérogènes, elles font partie intégrante d’et-taçawwuf, c'est-à-dire de l’ensemble des connaissances initiatiques.

De ces sciences traditionnelles, la plupart sont aujourd’hui complètement perdues pour les Occidentaux, et ils ne connaissent des autres que des débris plus ou moins informes, souvent dégénérés au point d’avoir pris le caractère de recettes empiriques ou de simples « arts divinatoires », évidemment dépourvus de toute valeur doctrinale. Pour faire comprendre par un exemple combien une telle façon de les envisager est loin de la réalité, nous donnerons ici quelques indications sur ce qu’est, dans l’ésotérisme islamique, la chirologie (ilm el-kaff), qui ne constitue d’ailleurs qu’une des nombreuses branches de ce que nous pouvons appeler, faute d’un meilleur terme, la « physiognomonie », bien que ce mot ne rende pas exactement toute l’étendue du terme arabe qui désigne cet ensemble de connaissances (ilm el-firâsah).

La chirologie, si étrange que cela puisse sembler à ceux qui n’ont aucune notion de ces choses, se rattache directement, sous sa forme islamique, à la science des noms divins : la disposition des lignes principales trace dans la main gauche le nombre 81 et dans la main droite le nombre 18, soit au total 99, le nombre des noms attributifs (çifâtiyah). Quant au nom d’Allah lui-même, il est formé par les doigts, de la façon suivante : l’auriculaire correspond à l’alif, l’annulaire au premier lam, le médius et l’index au second lam, qui est double, et le pouce au he (qui, régulièrement, doit être tracé sous sa forme « ouverte ») ; et c’est là la raison principale de l’usage de la main comme symbole, si répandu dans tous les pays islamique (une raison secondaire se référant au nombre 5, d’où le noms de khoms donné parfois à cette main symbolique). On peut comprendre par là la signification de cette parole du Sifr Seyidna Ayûb (Livre de Job, XXXVII, 7) : « Il a mis un sceau (khâtim) dans la main de tout homme, afin que tous puissent connaître Son oeuvre » ; et nous ajouterons que ceci n’est pas sans rapport avec le rôle essentiel de la main dans les rites de bénédiction et de consécration.

(1) Le Voile d’Isis, mai 1932, p. 289 – 295.

D’autre part, on connaît généralement la correspondance des diverses parties de la main avec les planètes (kawâkib), que la chiromancie occidentale elle-même a conservée, mais de telle façon qu’elle ne peut plus guère y voir autre chose que des sortes de désignations conventionnelles, tandis que, en réalité, cette correspondance établit un lien effectif entre la chirologie et l’astrologie. De plus, à chacun des sept cieux planétaires préside un des principaux prophètes, qui en est le « Pôle » (El-Qutb) ; et les qualités et les sciences qui sont rapportées plus spécialement à chacun de ces prophètes sont en relation avec l’influence astrale correspondante. La liste des sept Aqtâb célestes est la suivante :

Ciel de la Lune (El-Qamar) : Seyidna Adam.
Ciel de Mercure (El-Utârid) : Seyidna Aïssa.
Ciel de Vénus (Ez-Zohrah) : Seyidna Yûsif.
Ciel du Soleil (Es-Shams) : Seyidna Idris.
Ciel de Mars (El-Mirrîkh) : Seyidna Dâwud.
Ciel de Jupiter (El-Barjîs) : Seyidna Mûsa.
Ciel de Saturne (El-Kaywân) : Seyidna Ibrahîm.

A Seyidna Adam se rapporte la culture de la terre (Cf. Genèse, II, 15 : « Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder ») ; à Seyidna Aïssa, les connaissances d’ordre purement spirituel ; à Seyidna Yûsif, la beauté et les arts ; à Seyidna Idris, les sciences « intermédiaires », c'est-à-dire celles de l’ordre cosmologique et psychique ; à Seyidna Dâwud, le gouvernement ; à Seyidna Mûsa, auquel est inséparablement associé son frère Seyidna Harûn, les choses de la religion sous le double aspect de la législation et du culte ; à Seyidna Ibrahîm, la foi (pour laquelle cette correspondance avec le septième ciel doit être rapprochée de ce que nous rappelions récemment à propos de Dante, quant à sa situation au plus haut des sept échelons de l’échelle initiatique).

En outre, autour des prophètes principaux se répartissent, dans les sept cieux planétaires, les autres prophètes connus (c'est-à-dire ceux qui sont nommément désignés dans le Qorân, au nombre de 25) et inconnus (c'est-à-dire tous les autres, le nombre des prophètes étant de 124 000 d’après la tradition).

Les 99 noms qui expriment les attributs divins sont également répartis suivant ce septénaire : 15 pour le ciel du Soleil, en raison de sa position centrale, et 14 pour chacun des six autres cieux (15+6x14 = 99). L’examen des signes qui se trouvent sur la partie de la main correspondant à chacune des planètes indique dans quelle proportion (s/14 et s/15) le sujet possède les qualités qui s’y rapportent ; cette proportion correspond elle-même à un même nombre (s) de noms divins parmi ceux qui appartiennent au ciel planétaire considéré ; et ces noms peuvent être déterminés ensuite, au moyen d’un calcul d’ailleurs très long et très compliqué.

Ajoutons que dans la région du poignet, au-delà de la main proprement dite, se localise la correspondance des deux cieux supérieurs, ciel des étoiles fixes et ciel empyrée, qui, avec les sept cieux planétaires, complètent le nombre 9.

De plus, dans les différentes parties de la main se situent les douze signes zodiacaux (burûj), en rapport avec les planètes dont ils sont les domiciles respectifs (un pour le Soleil et la Lune, deux pour chacune des cinq autres planètes), et aussi les seize figures de la géomancie (ilm er-raml), car toutes les sciences traditionnelles sont étroitement liées entre elles.

L’examen de la main gauche indique la « nature » (et-tabiyah) du sujet, c'est-à-dire l’ensemble des tendances, dispositions ou aptitudes qui constituent en quelque sorte ses caractères innés. Celui de la main droite fait connaître les caractères acquis (el-istiksâb) ; ceux-ci se modifient d’ailleurs continuellement, de telle sorte que, pour une étude suivie, cet examen doit être renouvelé tous les quatre mois. Cette période de quatre mois constitue, en effet, un cycle complet, en ce sens qu’elle amène le retour à un signe zodiacal correspondant au même élément que celui du point de départ ; on sait que cette correspondance avec les éléments se fait dans l’ordre de succession suivant : feu (nâr), terre (turâb), air (hawâ), eau (mâ). C’est donc une erreur de penser, comme l’ont fait certains, que la période en question ne devrait être que de trois mois, car la période de trois mois correspond seulement à une saison, c'est-à-dire à une partie du cycle annuel, et n’est pas en elle-même un cycle complet.

Ces quelques indications, si sommaires qu’elles soient, montreront comment une science traditionnelle régulièrement constituée se rattache aux principes d’ordre doctrinal et en dépend entièrement ; et elles feront en même temps comprendre ce que nous avons déjà dit souvent, qu’une telle science est strictement liée à une forme traditionnelle définie, de telle sorte qu’elle serait tout à fait inutilisable en dehors de la civilisation pour laquelle elle a été constituée selon cette forme. Ici, par exemple, les considérations qui se réfèrent aux noms divins et aux prophètes, et qui sont précisément celles sur lesquelles tout le reste se base, seraient inapplicables en dehors du monde islamique, de même que, pour prendre un autre exemple, le calcul onomantique, employé soit isolément, soit comme élément de l’établissement de l’horoscope dans certaines méthodes astrologiques, ne saurait être valable que pour les noms arabes, dont les lettres possèdent des valeurs numériques déterminées. Il y a toujours, dans cet ordre des applications contingentes, une question d’adaptation qui rend impossible le transport de ces sciences telles quelles d’une forme traditionnelle à une autre ; et là est aussi, sans doute, une des principales raisons de la difficulté qu’ont à les comprendre ceux qui, comme les Occidentaux modernes, n’en ont pas l’équivalent dans leur propre civilisation.

Mesr, 18 dhûl-qadah 1350 H. (Mûlid Seyid Ali El-Bayûmi).

Initiation et Réalisation Spirituelle, chap.VIII : Salut et Délivrance, p. 71 – 75



Nous avons constaté récemment, non sans quelque étonnement, que certains de nos lecteurs éprouvent encore quelque difficulté à bien comprendre la différence essentielle qui existe entre le salut et la Délivrance ; nous nous sommes pourtant expliqué déjà bien des fois sur cette question, qui du reste ne devrait en somme présenter aucune obscurité pour quiconque possède la notion des états multiples de l’être et, avant tout, celle de distinction fondamentale du « moi » et du « Soi » (1).

Il nous faut donc y revenir pour dissiper définitivement toute méprise possible et ne laisser place à aucune objection.

(1) Une autre constatation qui, à vrai dire, est beaucoup moins surprenante pour nous, c’est celle de l’incompréhension obstinée des orientalistes à cet égard comme à tant d’autres ; nous en avons vu en ces derniers temps un exemple assez curieux : dans un compte rendu de L’Homme et son devenir selon le Védânta, l’un d’eux, relevant avec une mauvaise humeur non dissimulée les critiques que nous avons formulées à l’adresse de ses confrères, mentionne comme une chose particulièrement choquante ce que nous avons dit de la confusion constamment commise entre le « salut et la Délivrance », et il paraît indigné que nous ayons reproché à tel indianiste d’avoir « traduit Moksha par salut d’un bout à l’autre de ses ouvrages, sans paraître même se douter de la simple possibilité d’une inexactitude dans cette assimilation » ; évidemment, il est tout à fait inconcevable pour lui que Moksha puisse être autre chose que le salut ! A part cela, ce qui est vraiment amusant, c’est que l’auteur de ce compte rendu « déplore » que nous n’ayons pas adopté la transcription orientaliste, alors que nous en avons indiqué expressément les raisons, et aussi que nous n’ayons pas donné une bibliographie d’ouvrages, orientalistes, comme si ceux-ci devaient être des « autorités » pour nous, et comme si, au point de vue où nous nous plaçons, nous n’avions pas le droit de les ignorer purement et simplement ; de telles remarques donnent la juste mesure de la compréhension de certaines gens.

Dans les conditions présentes de l’humanité terrestre, il est évident que la très grande majorité des hommes ne sont en aucune façon capables de dépasser les limites de la condition individuelle, soit pendant le cours de leur vie, soit en sortant de ce monde par la mort corporelle, qui en elle-même ne saurait rien changer au niveau spirituel où il se trouve au moment où elle survient (1). Dès lors qu’il en est ainsi, l’exotérisme entendu dans son acception la plus large, c’est-à-dire la partie de la tradition qui s’adresse indistinctement à tous, ne peut leur proposer qu’une finalité d’ordre purement individuel, puisque toute autre serait entièrement inaccessible pour la plupart des adhérents de cette tradition, et c’est précisément cette finalité qui constitue le salut. Il va de soi qu’il y a bien loin de là, la réalisation effective d’un état supra individuel, bien qu’encore conditionné, sans même parler de la Délivrance, qui, étant l’obtention de l’état suprême et inconditionné, n’a véritablement plus aucune commune mesure avec un état conditionné quel qu’il soit (2).

(1) Bien des gens paraissent s’imaginer que le seul fait de la mort peut suffire à donner à un homme des qualités intellectuelles ou spirituelles qu’il ne possédait aucunement de son vivant ; c’est là une étrange illusion et nous ne voyons même pas quelles raisons on pourrait invoquer pour lui donner la moindre apparence de justification.
(2) Nous préciserons incidemment que, si nous avons pris l’habitude d’écrire « salut » avec une minuscule et « Délivrance » avec une majuscule, c’est tout comme lorsque nous écrivons « moi » et « Soi », pour marquer nettement que l’un est d’ordre individuel et l’autre d’ordre transcendant ; cette remarque a pour but d’éviter qu’on ne veuille nous attribuer des intentions qui ne sont nullement les nôtres, comme celle de déprécier en quelque façon le salut,alors qu’il s’agit uniquement de le situer aussi exactement que possible à la place qui lui appartient en fait dans la réalité totale.

Nous ajouterons tout de suite que, si le « Paradis est une prison » pour certains comme nous l’avons dit précédemment, c’est justement parce que l’être qui se trouve dans l’état qu’il représente, c’est-à-dire celui qui est parvenu au salut, est encore enfermé, et même pour une durée indéfinie, dans les limitations qui définissent l’individualité humaine ; cette condition ne saurait être en effet qu’un état de « privation » pour ceux qui aspirent à être affranchis de ces limitations et que leur degré de développement spirituel en rend effectivement capables dès leur vie terrestre, bien que, naturellement, les autres, dès lors qu’ils n’ont pas actuellement en eux-mêmes la possibilité d’aller plus loin, ne puissent aucunement ressentir cette « privation » comme telle.
On pourrait alors se poser cette question : même si les êtres qui sont dans cet état ne sont pas conscients de ce qu’il a d’imparfait par rapport aux états supérieurs, cette imperfection n’en existe pas moins en réalité ; quel avantage y-a-t-il donc à les y maintenir ainsi indéfiniment, puisque c’est là le résultat auquel doivent aboutir normalement les observances traditionnelles de l’ordre exotérique ? La vérité est qu’il y en a un très grand, car, étant fixés par là dans les prolongements de l’état humain tant que cet état même subsistera dans la manifestation, ce qui équivaut à la perpétuité ou à l’indéfinité temporelle, ces êtres ne pourront passer à un état individuel, ce qui sans cela serait nécessairement la seule possibilité ouverte devant eux ; mais encore pourquoi cette continuation de l’état humain est-elle, dans ce cas, une condition plus favorable que ne le serait un passage à un autre état ?

Il faut ici faire intervenir la considération de la position centrale occupée par l’homme dans le degré d’existence auquel il appartient, tandis que tous les autres êtres ne s’y trouvent que dans une situation plus ou moins périphérique, leur supériorité ou leur infériorité spécifique les uns par rapport aux autres résultant directement de leur plus ou moins grand éloignement du centre, en raison duquel ils participent dans une mesure différente, mais toujours d’une façon seulement partielle, aux possibilités qui ne peuvent s’exprimer complètement que dans et par l’homme. Or, quand un être doit passer à un autre état individuel, rien ne garantit qu’il y retrouvera une position centrale, relativement aux possibilités de cet état, comme celle qu’il occupait dans celui-ci en tant qu’homme, et il y a même au contraire une probabilité incomparablement plus grande pour qu’il y rencontre quelqu’une des innombrables conditions périphériques comparables à ce que sont dans notre monde celles des animaux ou même des végétaux ; on peut comprendre immédiatement combien il en serait grandement désavantagé, surtout au point de vue des possibilités de développement spirituel, et cela même si ce nouvel état, envisagé dans son ensemble, constituait, comme il est normal de le supposer, un degré d’existence supérieur au nôtre.

C’est pourquoi certains textes orientaux disent « la naissance humaine est difficile à obtenir », ce qui, bien entendu, s’applique également à ce qui y correspond dans tout autre état individuel ; et c’est aussi la véritable raison pour laquelle les doctrines exotériques présentent comme une éventualité redoutable et même sinistre la « seconde mort », c’est-à-dire la dissolution des éléments psychiques par laquelle l’être, cessant d’appartenir à l’état humain, doit nécessairement et immédiatement prendre naissance dans un autre état. Il en serait tout autrement, et ce serait même en réalité tout le contraire, si cette « seconde mort » donnait accès à un autre état supra-individuel ; mais ceci n’est plus du ressort de l’exotérisme, qui ne peut et ne doit s’occuper que de ce qui se rapporte au cas le plus général, tandis que les cas d’exception sont précisément ce qui fait la raison d’être de l’ésotérisme.

L’homme ordinaire, qui ne peut pas atteindre actuellement un état supra-individuel, pourra du moins, s’il obtient le salut, y parvenir à la fin du cycle humain ; il échappera donc au danger dont nous venons de parler, et ainsi il ne perdra pas le bénéfice de sa naissance humaine mais il le gardera au contraire à titre définitif, car qui dit salut dit par là même conservation et c’est là ce qui importe essentiellement en pareil cas, car c’est en cela, et en cela seulement que le salut peut être considéré comme rapprochant l’être de sa destination ultime, ou comme constituant en un certain sens, et si impropre que soit une telle façon de parler, un acheminement vers la Délivrance.

Il faut d’ailleurs avoir bien soin de ne pas se laisser induire en erreur par certaines similitudes apparentes d’expression, car les mêmes termes peuvent recevoir plusieurs acceptions et être appliqués à des niveaux très différents, suivant qu’il s’agit du domaine exotérique ou du domaine ésotérique. C’est ainsi que, quand les mystiques parlent d’ « union à Dieu », ce qu’ils entendent par là n’est certainement en aucune façon assimilable au Yoga ; et cette remarque est particulièrement importante, parce que certains seraient peut-être tentés de dire : comment pourrait-il y avoir pour un être une finalité plus haute que l’union à Dieu ? Tout dépend du sens dans lequel on prend le mot « union » ; en réalité, les mystiques, comme tous les autres exotéristes, ne sont jamais préoccupés, de rien de plus ni d’autre que du salut, bien que ce qu’ils ont en vue soit, si l’on veut, une modalité supérieure du salut, car il serait inconcevable qu’il n’y ait pas aussi une hiérarchie parmi les êtres « sauvés ». En tout cas, l’union mystique, laissant subsister l’individualité comme telle, ne peut être qu’une union tout extérieure et relative, et il est bien évident que les mystiques n’ont jamais conçu même la possibilité de l’Identité Suprême ; ils s’arrêtent à la « vision », et toute l’étendue des mondes angéliques les sépare encore de la Délivrance.




La métaphysique orientale, Éditions Traditionnelles, Paris, 1939. Conférence dans La Sorbonne 17 décembre 1925



J'ai pris comme sujet de cet exposé la métaphysique orientale; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la métaphysique sans épithète, car, en vérité, la métaphysique pure étant par essence en dehors et au delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n'est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités d'une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales, soit occidentales; mais, sous leur diversité, c'est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une.

S'il en est ainsi, pourquoi parler plus spécialement de métaphysique orientale? C'est que, dans les conditions intellectuelles où se trouve actuellement le monde occidental, la métaphysique y est chose oubliée, ignorée en général, perdue à peu près entièrement, tandis que en Orient, elle est toujours l´objet d'une connaissance effective. Si l'on veut savoir ce qu'est la métaphysique, c'est donc à l'Orient qu'il faut s'adresser; et, même si l'on veut retrouver quelque chose des anciennes traditions métaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un Occident qui, à bien des égards, était alors singulièrement plus proche de l'Orient qu'il ne l'est aujourd'hui, c'est surtout à l'aide des doctrines orientales et par comparaison avec celles-ci que l'on pourra y parvenir, parce que ces doctrines sont les seules qui, dans ce domaine métaphysique, puissent encore être étudiées directement. Seulement, pour cela, il est bien évident qu'il faut les étudier comme le font les Orientaux eux-mêmes, et non point en se livrant à des interprétations plus ou moins hypothétiques et parfois tout à fait fantaisistes; on oublie trop souvent que les civilisations orientales existent toujours et qu'elles ont encore des représentants qualifiés, auprès desquels il suffirait de s'informer pour savoir véritablement de quoi il s'agit.

J'ai dit métaphysique orientale, et non uniquement métaphysique hindoue, car les doctrines de cet ordre, avec tout ce qu'elles impliquent, ne se rencontrent pas que dans l´Inde, contrairement à ce que semblent croire certains, qui d'ailleurs ne se rendent guère compte de leur véritable nature. Le cas de l'Inde n'est nullement exceptionnel sous ce rapport; il est exactement celui de toutes les civilisations qui possèdent ce qu'on peut appeler une base traditionnelle. Ce qui est exceptionnel et anormal, ce sont au contraire des civilisations dépourvues d'une telle base; et à vrai dire, nous n'en connaissons qu'une, la civilisation occidentale moderne. Pour ne considérer que les principales civilisations de l'Orient, l'équivalent de la métaphysique hindoue se trouve, en Chine, dans le Taoïsme; il se trouve aussi, d'un autre cote, dans certaines écoles ésotériques de l'Islam (il doit être bien entendu, d'ailleurs, que cet ésotérisme islamique n'a rien de commun avec la philosophie extérieure des Arabes, d'inspiration grecque pour la plus grande partie). La seule différence, c'est que, partout ailleurs que dans l'Inde, ces doctrines sont réservées à une élite plus restreinte et plus fermée; c'est ce qui eut lieu aussi en Occident au moyen âge, pour un ésotérisme assez comparable à celui de l'Islam à bien des égards, et aussi purement métaphysique que celui-ci, mais dont les modernes, pour la plupart, ne soupçonnent même plus l'existence. Dans l'Inde, on ne peut parler d'ésotérisme au sens propre de ce mot, parce qu'on n'y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique; il ne peut être question que d'un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure de ses propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu'il leur est impossible de franchir.

Naturellement, les formes changent d'une civilisation à une autre, puisqu'elles doivent être adaptées à des conditions différentes; mais, tout en étant plus habitué aux formes hindoues, je n'éprouve aucun scrupule a en employer d'autres au besoin, s'il se trouve qu'elles puissent aider la compréhension sur certains points: il n'y a à cela aucun inconvénient, parce que ce ne sont en somme que des expressions diverses de la même chose. Encore une fois, la vérité est une, et elle est la même pour tous ceux qui, par une voie quelconque, sont parvenus à sa connaissance.

Cela dit, il convient de s'entendre sur le sens qu'il faut donner ici au mot «métaphysique», et cela importe d'autant plus que j'ai souvent eu l'occasion de constater que tout le monde ne le comprenait pas de la même façon. Je pense que ce qu´il y a de mieux à faire, pour les mots qui peuvent donner lieu à quelque équivoque, c'est de leur restituer autant que possible leur signification primitive et étymologique. Or, d'après sa composition, ce mot «métaphysique» signifie littéralement «au delà de la physique», en prenant «physique» dans l'acception que ce terme avait toujours pour les anciens, celle de «science de la nature» dans toute sa généralité. La physique est l'étude de tout ce qui appartient au domaine de la nature; ce qui concerne la métaphysique, c'est ce qui est au delà de la nature. Comment donc certains peuvent- ils prétendre que la connaissance métaphysique est une connaissance naturelle, soit quant à son objet, soit quant aux facultés par lesquelles elle est obtenue ? Il y a là un véritable contresens, une contradiction dans les termes mêmes; et pourtant, ce qui est le plus étonnant, il arrive que cette confusion est commise même par ceux qui devraient avoir gardé quelque idée de la vraie métaphysique et savoir la distinguer plus nettement de la pseudo-métaphysique des philosophes modernes.

Mais, dira-t-on peut-être, si ce mot «métaphysique» donne lieu à de telles confusions, ne vaudrait-il pas mieux renoncer à son emploi et lui en substituer un autre qui aurait moins d'inconvénients? À la vérité, ce serait fâcheux, parce que, par sa formation, ce mot convient parfaitement à ce dont il s'agit; et ce n'est guère possible, parce que les langues occidentales ne possèdent aucun autre terme qui soit aussi bien adapté à cet usage. Employer purement et simplement le mot «connaissance», comme on le fait dans l'Inde, parce que c'est en effet la connaissance par excellence, la seule qui soit absolument digne de ce nom, il n'y faut guère songer, car ce serait encore beaucoup moins clair pour des Occidentaux, qui, en fait de connaissance, sont habitués à ne rien envisager en dehors du domaine scientifique et rationnel.

Et puis est-il nécessaire de tant se préoccuper de l'abus qui a été fait d'un mot ? Si l'on devait rejeter tous ceux qui sont dans ce cas, combien en aurait-on encore à sa disposition ? Ne suffit-il pas de prendre les précautions voulues pour écarter les méprises et les malentendus ? Nous ne tenons pas plus au mot «métaphysique» qu'à n'importe quel autre; mais, tant qu'on ne nous aura pas proposé un meilleur terme pour le remplacer, nous continuerons à nous en servir comme nous l'avons fait jusqu'ici.

Il est malheureusement des gens qui ont la prétention de «juger» ce qu'ils ignorent, et qui, parce qu'ils donnent le nom de «métaphysique» à une connaissance purement humaine et rationnelle (ce qui n'est pour nous que science ou philosophie), s'imaginent que la métaphysique orientale n'est rien de plus ni d'autre que cela, d'où ils tirent logiquement la conclusion que cette métaphysique ne peut conduire réellement à tels ou tels résultats.

Pourtant, elle y conduit effectivement, mais parce qu'elle est tout autre chose que ce qu'ils supposent; tout ce qu'ils envisagent n'a véritablement rien de métaphysique, des lors que ce n'est qu'une connaissance d'ordre naturel, un savoir profane et extérieur; ce n'est nullement de cela que nous voulons parler. Faisons-nous donc «métaphysique» synonyme de «surnaturel»? Nous accepterions très volontiers une telle assimilation, puisque, tant qu'on ne dépasse pas la nature, c'est-à-dire le monde manifesté dans toute son extension (et non pas le seul monde sensible qui n'en est qu'un élément infinitésimal), on est encore dans le domaine de la physique; ce qui est métaphysique, c'est, comme nous l'avons déjà dit, ce qui est au delà et au-dessus de la nature, c'est donc proprement le «surnaturel».

Mais on fera sans doute ici une objection: est-il donc possible de dépasser ainsi la nature? Nous n'hésiterons pas à répondre très nettement: non seulement cela est possible, mais cela est. Ce n'est là qu'une affirmation, dira-t-on encore; quelles preuves peut-on en donner? Il est vraiment étrange qu'on demande de prouver la possibilité d'une connaissance au lieu de chercher à s'en rendre compte par soi-même en faisant le travail nécessaire pour l'acquérir. Pour celui qui possède cette connaissance, quel intérêt et quelle valeur peuvent avoir toutes ces discussions ? Le fait de substituer la «théorie de la connaissance» à la connaissance elle-même est peut-être le plus bel aveu d'impuissance de la philosophie moderne.


Il y a d'ailleurs dans toute certitude quelque chose d'incommunicable; nul ne peut atteindre réellement une connaissance quelconque autrement que par un effort strictement personnel, et tout ce qu'un autre peut faire, c'est de donner l'occasion et d'indiquer les moyens d'y parvenir. C'est pourquoi serait vain de prétendre, dans l'ordre purement intellectuel, imposer une conviction quelconque; la meilleure argumentation ne saurait, à cet égard, tenir lieu de la connaissance directe et effective.

Maintenant, peut-on définir la métaphysique telle que nous l'entendons ? Non, car définir, c'est toujours limiter, et ce dont il s'agit est, en soi, véritablement et absolument illimité, donc ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule ni dans aucun système. On peut caractériser la métaphysique d'une certaine façon, par exemple en disant qu'elle est la connaissance des principes universels; mais ce n'est pas là une définition à proprement parler, et cela ne peut du reste en donner qu'une idée assez vague. Nous y ajouterons quelque chose si nous disons que ce domaine des principes s'étend beaucoup plus loin que ne l'ont pensé certains Occidentaux qui cependant on fait de la métaphysique, mais d'une manière partielle et incomplète. Ainsi, quand Aristote envisageait la métaphysique comme la connaissance de l'être en tant qu'être, il l'identifiait à l'ontologie, c'est-à-dire qu'il prenait la partie pour le tout. Pour la métaphysique orientale, l'être pur n'est pas le premier ni le plus universel des principes, car il est déjà une détermination; il faut donc aller au delà de l'être, et c'est même cela ce qui importe le plus. C'est pourquoi, en toute conception vraiment métaphysique, il faut toujours réserver la part de l'inexprimable; et même tout ce qu'on peut exprimer n'est littéralement rien au regard de ce qui dépasse toute expression, comme le fini, quelle que soit sa grandeur, est nul vis-à-vis de l'Infini. On peut suggérer beaucoup plus qu'on n'exprime, et c'est là, en somme, le rôle que jouent ici les formes extérieures; toutes ces formes, qu'il s'agisse de mots ou de symboles quelconques, ne constituent qu'un support, un point d'appui pour s'élever à des possibilités de conception qui les dépassent incomparablement: nous reviendrons là-dessus tout à l'heure.

Nous parlons de conceptions métaphysiques, faute d'avoir un autre terme à notre disposition pour nous faire comprendre ; mais qu'on n'aille pas croire pour cela qu'il y ait là rien d'assimilable à des conceptions scientifiques ou philosophiques; il ne s'agit pas d'opérer des «abstractions» quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu'elle est. La science est la connaissance rationnelle discursive, toujours indirecte, une connaissance par reflet; la métaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate. Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il n'y a pas de métaphysique vraie, ne doit d'ailleurs aucunement être assimilée à l'intuition dont parlent certains philosophes contemporains, car celle-ci est, au contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelle et une intuition sensible; l'une est au delà de la raison, mais l'autre est en deçà; cette dernière ne peut saisir que le monde du changement et du devenir, c'est-à-dire la nature, ou plutôt une infime partie de la nature. Le domaine de l'intuition intellectuelle, au contraire, c'est le domaine des principes éternels et immuables, c'est le domaine métaphysique.

L'intellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit être lui- même d'ordre universel; ce n'est plus une faculté individuelle, et le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l'individu de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu'individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement humaine; mais ce qui est au delà de la raison est véritablement «non-humain»; c'est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut le redire encore, n'est pas une connaissance humaine. En d'autres termes, ce n'est pas en tant qu'homme que l'homme peut y parvenir; mais c'est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu'un être humain; et c'est la prise de conscience effective des états supra-individuels qui est l'objet réel de la métaphysique, ou, mieux encore, qui est la connaissance métaphysique elle-même. Nous arrivons donc ici à un des points les plus essentiels, et il est nécessaire d'y insister: si l'individu était un être complet, s'il constituait un système clos a la façon de la monade de Leibnitz, il n'y aurait pas de métaphysique possible; irrémédiablement enfermé en lui-même, cet être n'aurait aucun moyen de connaître ce qui n'est pas de l'ordre d'existence auquel il appartient. Mais il n'en est pas ainsi: l'individu ne représente en réalité qu'une manifestation transitoire et contingente de l'être véritable; il n'est qu'un état spécial parmi une multitude indéfinie d'autres états du même être; et cet être est, en soi, absolument indépendant de toutes ses manifestations, de même que, pour employer une comparaison qui revient a chaque instant dans les textes hindous, le soleil est absolument indépendant des multiples images dans lesquelles il se réfléchit. Telle est la distinction fondamentale du «Soi» et du «moi», de la personnalité et de l'individualité; et, de même que les images sont reliées par les rayons lumineux à la source solaire sans laquelle elles n'auraient aucune existence et aucune réalité, de même l'individualité, qu'il s'agisse d'ailleurs de l'individualité humaine ou de tout autre état analogue de manifestation, est reliée à la personnalité, au centre principiel de l'être, par cet intellect transcendant dont il vient d'être question. Il n'est pas possible, dans les limites de cet exposé, de développer plus complètement ces considérations, ni de donner une idée plus précise de la théorie des états multiples de l'être; mais je pense cependant en avoir dit assez pour en faire tout au moins pressentir l'importance capitale dans toute doctrine véritablement métaphysique.

Théorie, ai-je dit, mais ce n'est pas seulement de théorie qu'il s'agit, et c'est là encore un point qui demande à être expliqué. La connaissance théorique, qui n'est encore qu'indirecte et en quelque sorte symbolique, n'est qu´une préparation, d'ailleurs indispensable, de la véritable connaissance. Elle est du reste la seule qui soit communicable d'une certaine façon, et encore ne l'est-elle pas complètement; c'est pourquoi toute exposition n'est qu'un moyen d'approcher de la connaissance, et cette connaissance, qui n'est tout d'abord que virtuelle, doit ensuite être réalisée effectivement. Nous trouvons ici une nouvelle différence avec cette métaphysique partielle à laquelle nous avons fait allusion précédemment, celle d'Aristote par exemple, déjà théoriquement incomplète en ce qu'elle se limite a l'être, et où, de plus, la théorie semble bien être présentée comme se suffisant à elle même, au lieu d'être ordonnée expressément en vue d'une réalisation correspondante, ainsi qu'elle l'est toujours dans toutes les doctrines orientales. Pourtant, même dans cette métaphysique imparfaite, nous serions tenté de dire cette demi-métaphysique, on rencontre parfois des affirmations qui, si elles avaient été bien comprises, auraient dû conduire à de tout autres conséquences : ainsi, Aristote ne dit-il pas nettement qu'un être est tout ce qu'il connaît? Cette affirmation de l'identification par la connaissance, c'est le principe même de la réalisation métaphysique; mais ici ce principe reste isolé, il n'a que la valeur d'une déclaration toute théorique, on n'en tire aucun parti, et il semble que, après l'avoir posé, on n'y pense même plus: comment se fait-il qu'Aristote lui-même et ses continuateurs n'aient pas mieux vu tout ce qui y était impliqué ? Il est vrai qu'il en est de même en bien d'autres cas, et qu'ils paraissent oublier parfois des choses aussi essentielles que la distinction de l'intellect pur et de la raison, après les avoir cependant formulées non moins explicitement; ce sont là d'étranges lacunes. Faut-il y voir l'effet de certaines limitations qui seraient inhérentes à l'esprit occidental, sauf des exceptions plus ou moins rares, mais toujours possibles ? Cela peut être vrai dans une certaine mesure, mais pourtant il ne faut pas croire que l'intellectualité occidentale ait été, en général, aussi étroitement limitée autrefois qu'elle l'est à l'époque moderne. Seulement, des doctrines comme celles-là ne sont après tout que des doctrines extérieures, bien supérieures à beaucoup d'autres, puisqu'elles renferment malgré tout une part de métaphysique vraie, mais toujours mélangée à des considérations d'un autre ordre, qui, elles, n'ont rien de métaphysique. Nous avons, pour notre part, la certitude qu'il y a eu autre chose que cela en Occident, dans l'antiquité et au moyen âge, qu'il y a eu, à l'usage d'une élite, des doctrines purement métaphysiques et que nous pouvons dire complètes, y compris cette réalisation qui, pour la plupart des modernes, est sans doute une chose à peine concevable; si l'Occident en a aussi totalement perdu le souvenir, c'est qu'il a rompu avec ses propres traditions, et c'est pourquoi la civilisation moderne est une civilisation anormale et déviée.

Si la connaissance purement théorique était à elle-même sa propre fin, si la métaphysique devait en rester là, ce serait déjà quelque chose, assurément, mais ce serait tout à fait insuffisant. En dépit de la certitude véritable, plus forte encore qu'une certitude mathématique, qui est attachée déjà à une telle connaissance, ce ne serait en somme, dans un ordre incomparablement supérieur, que l'analogue de ce qu'est dans son ordre inférieur, terrestre et «humain» la spéculation scientifique et philosophique. Ce n'est pas là ce que doit être la métaphysique; que d'autres s'intéressent à un «jeu de l'esprit» ou à ce qui peut sembler tel, c'est leur affaire ; pour nous, les choses de ce genre nous sont plutôt indifférentes, et nous pensons que les curiosités du psychologue doivent être parfaitement étrangères au métaphysicien. Ce dont il s'agit pour celui-ci, c'est de connaître ce qui est, et de le connaître de telle façon qu'on est soi-même, réellement et effectivement, tout ce que l'on connaît.

Quant aux moyens de la réalisation métaphysique, nous savons bien quelle objection peuvent faire, en ce qui les concerne, ceux qui croient devoir contester la possibilité de cette réalisation. Ces moyens, en effet, doivent être à la portée de l'homme; ils doivent, pour les premiers stades tout au moins, être adaptés aux conditions de l'état humain, puisque c'est dans cet état que se trouve actuellement l'être qui, partant de là, devra prendre possession des états supérieurs. C'est donc dans des formes appartenant à ce monde où se situe sa manifestation présente que l'être prendra un point d'appui pour s'élever au-dessus de ce monde même; mots, signes symboliques, rites ou procédés préparatoires quelconques, n'ont pas d'autre raison d'être ni d'autre fonction: comme nous l'avons déjà dit, ce sont là des supports et rien de plus. Mais, diront certains, comment se peut-il que ces moyens purement contingents produisent un effet qui les dépasse immensément, qui est d'un tout autre ordre que celui auquel ils appartiennent eux-mêmes ? Nous ferons d'abord remarquer que ce ne sont en réalité que des moyens accidentels, et que le résultat qu'ils aident à obtenir n'est nullement leur effet; ils mettent l'être dans les dispositions voulues pour y parvenir plus aisément, et c'est tout. Si l'objection que nous envisageons était valable dans ce cas, elle vaudrait également pour les rites religieux, pour les sacrements, par exemple, où la disproportion n'est pas moindre entre le moyen et la fin; certains de ceux qui la formulent n'y ont peut-être pas assez songé. Quant à nous, nous ne confondons pas un simple moyen avec une cause au vrai sens de ce mot, et nous ne regardons pas la réalisation métaphysique comme un effet de quoi que ce soit, parce qu'elle n'est pas la production de quelque chose qui n'existe pas encore, mais la prise de conscience de ce qui est, d'une façon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, car tous les états de l'être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans l'éternel présent.

Nous ne voyons donc aucune difficulté à reconnaître qu'il n'y a pas de commune mesure entre la réalisation métaphysique et les moyens qui y conduisent ou, si l'on préfère, qui la préparent. C'est, d'ailleurs pourquoi nul de ces moyens n'est strictement nécessaire, d'une nécessité absolue; ou du moins il n'est qu'une seule préparation vraiment indispensable, et c'est la connaissance théorique. Celle-ci, d'autre part, ne saurait aller bien loin sans un moyen que nous devons ainsi considérer comme celui qui jouera le rôle le plus important et le plus constant: ce moyen, c'est la concentration; et c'est là quelque chose d'absolument étranger, de contraire même aux habitudes mentales de l'Occident moderne, où tout ne tend qu'a la dispersion et au changement incessant. Tous les autres moyens ne sont que secondaires par rapport a celui-là: ils servent surtout à favoriser la concentration, et aussi a harmoniser entre eux les divers éléments de l'individualité humaine, afin de préparer la communication effective entre cette individualité et les états supérieurs de l'être. Ces moyens pourront d'ailleurs, au point de départ, être variés presque indéfiniment, car, pour chaque individu, ils devront être appropriés à sa nature spéciale, conformes à ses aptitudes et à ses dispositions particulières. Ensuite, les différences iront en diminuant, car il s'agit de voies multiples qui tendent toutes vers un même but; et à partir d'un certain stade, toute multiplicité aura disparu; mais alors les moyens contingents et individuels auront achevé de remplir leur rôle. Ce rôle, pour montrer qu'il n'est nullement nécessaire, certains textes hindous le comparent à celui d'un cheval à l'aide duquel un homme parviendra plus vite et plus facilement au terme de son voyage, mais sans lequel il pourrait aussi y parvenir. Les rites, les procédés divers indiqués en vue de la réalisation métaphysique, on pourrait les négliger et néanmoins, par la seule fixation constante de l'esprit et de toutes les puissances de l'être sur le but de cette réalisation, atteindre finalement ce but suprême; mais, s'il est des moyens qui rendent l'effort moins pénible, pourquoi les négliger volontairement ? Est-ce confondre le contingent et l'absolu que de tenir compte des conditions de l'état humain, puisque c'est de cet état, contingent lui-même, que nous sommes actuellement obligés de partir pour la conquête des états supérieurs, puis de l'état suprême et inconditionné ?

Indiquons maintenant, d'après les enseignements qui sont communs à toutes les doctrines traditionnelles de l'Orient, les principales étapes de la réalisation métaphysique. La première, qui n'est que préliminaire en quelque sorte, s'opère dans le domaine humain et ne s'étend pas encore au delà des limites de l'individualité. Elle consiste dans une extension indéfinie de cette individualité, dont la modalité corporelle, la seule qui soit développée chez l'homme ordinaire, ne représente qu'une portion très minime; c'est de cette modalité corporelle qu'il faut partir en fait, d'où l'usage, pour commencer, de moyens empruntés à l'ordre sensible, mais qui devront d'ailleurs avoir une répercussion dans les autres modalités de l'être humain. La phase dont nous parlons est en somme la réalisation ou le développement de toutes les possibilités qui sont virtuellement contenues dans l'individualité humaine, qui en constituent comme des prolongements multiples s'étendant en divers sens au delà du domaine corporel et sensible; et c'est par ces prolongements que pourra ensuite s'établir la communication avec les autres états.

Cette réalisation de l'individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu'elles appellent l'«état primordial», état qui est regardé comme celui de l'homme véritable, et qui échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l'état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L'être qui a atteint cet «état primordial» n'est encore qu'un individu humain, il n'est en possession effective d'aucun état supra-individuel; et pourtant il est des lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s'est transmuée pour lui en simultanéité; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l'homme ordinaire et que l'on peut appeler le «sens de l'éternité». Ceci est d'une extrême importance, car celui qui ne peut sortir du point de vue de la succession temporelle et envisager toutes choses en mode simultané est incapable de la moindre conception de l'ordre métaphysique. La première chose à faire pour qui veut parvenir véritablement à la connaissance métaphysique, c'est de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le «non-temps» si une telle expression ne devait pas paraître trop singulière et inusitée. Cette conscience de l'intemporel peut d'ailleurs être atteinte d'une certaine façon, sans doute très incomplète, mais déjà réelle pourtant, bien avant que soit obtenu dans sa plénitude cet «état primordial» dont nous venons de parler.

On demandera peut-être: pourquoi cette dénomination d'«état primordial»? C'est que toutes les traditions, y compris celle de l'Occident (car la Bible elle-même ne dit pas autre chose), sont d'accord pour enseigner que cet état est celui qui était normal aux origines de l'humanité, tandis que l'état présent n'est que le résultat d'une déchéance, l'effet d'une sorte de matérialisation progressive qui s'est produite au cours des âges, pendant la durée d'un certain cycle. Nous ne croyons pas à I' «évolution», au sens que les modernes donnent à ce mot; les hypothèses soi-disant scientifiques qu'ils ont imaginées ne correspondent nullement à la réalité. Il n'est d'ailleurs pas possible de faire ici plus qu'une simple allusion à la théorie des cycles cosmiques, qui est particulièrement développée dans les doctrines hindoues; ce serait sortir de notre sujet, car la cosmologie n'est pas la métaphysique, bien qu'elle en dépende assez étroitement; elle n'en est qu'une application à l'ordre physique, et les vraies lois naturelles ne sont que des conséquences, dans un domaine relatif et contingent, des principes universels et nécessaires.

Revenons à la réalisation métaphysique: sa seconde phase se rapporte aux états supra-individuels, mais encore conditionnés, bien que leurs conditions soient tout autres que celles de l'état humain. Ici, le monde de l'homme, où nous étions encore au stade précédent, est entièrement et définitivement dépassé. Il faut dire plus: ce qui est dépassé, c'est le monde des formes dans son acception la plus générale, comprenant tous les états individuels quels qu'ils soient, car la forme est la condition commune à tous ces états, celle par laquelle se définit l'individualité comme telle. L'être, qui ne peut plus être dit humain, est désormais sorti du «courant des formes», suivant l'expression extrême-orientale. Il y aurait d'ailleurs encore d'autres distinctions à faire, car cette phase peut se subdiviser; elle comporte en réalité plusieurs étapes, depuis l'obtention d'états qui, bien qu'informels, appartiennent encore à l'existence manifestée, jusqu'au degré d'universalité qui est celui de l'être pur.

Pourtant, si élevés que soient ces états par rapport à l'état humain, si éloignés qu'ils soient de celui-ci, ils ne sont encore que relatifs, et cela est vrai même du plus haut d'entre eux, celui qui correspond au principe de toute manifestation. Leur possession n'est donc qu'un résultat transitoire, qui ne doit pas être confondu avec le but dernier de la réalisation métaphysique; c'est au delà de l'être que réside ce but, par rapport auquel tout le reste n'est qu'acheminement et préparation. Ce but suprême, c'est l'état absolument inconditionné, affranchi de toute limitation; pour cette raison même, il est entièrement inexprimable, et tout ce qu'on en peut dire ne se traduit que par des termes de forme négative: négation des limites qui déterminent et définissent toute existence dans sa relativité. L'obtention de cet état, c'est ce que la doctrine hindoue appelle la «Délivrance», quand elle là considère par rapport aux états conditionnés, et aussi l'«Union», quand elle l'envisage par rapport au Principe suprême.

Dans cet état inconditionné, tous les autres états de l'être se retrouvent d'ailleurs en principe, mais transformés, dégagés des conditions spéciales qui les déterminaient en tant qu'états particuliers. Ce qui subsiste, c'est tout ce qui a une réalité positive, puisque c'est la que tout a son principe; l'être «délivré» est vraiment en possession de la plénitude de ses possibilités. Ce qui a disparu, ce sont seulement les conditions limitatives, dont la réalité est toute négative, puisqu'elles ne représentent qu'une «privation» au sens où Aristote entendait ce mot. Aussi, bien loin d'être une sorte d'anéantissement comme le croient quelques Occidentaux, cet état final est au contraire l'absolue plénitude, la réalité suprême vis-à-vis de laquelle tout le reste n'est qu'illusion.

Ajoutons encore que tout résultat, même partiel, obtenu par l'être au cours de la réalisation métaphysique l'est d'une façon définitive. Ce résultat constitue pour cet être une acquisition permanente, que rien ne peut jamais lui faire perdre; le travail accompli dans cet ordre, même s'il vient a être interrompu avant le terme final, est fait une fois pour toutes, par la même qu'il est hors du temps. Cela est vrai même de la simple connaissance théorique, car toute connaissance porte son fruit en elle-même, bien différente en cela de l'action, qui n'est qu'une modification momentanée de l'être et qui est toujours séparée de ses effets. Ceux-ci, du reste, sont du même domaine et du même ordre d'existence que ce qui les a produits; l'action ne peut avoir pour effet de libérer de l'action, et ses conséquences ne s'étendent pas au delà des limites de l'individualité, envisagée d'ailleurs dans l'intégralité de l'extension dont elle est susceptible.

L'action, quelle qu'elle soit, n'étant pas opposée à l'ignorance qui est la racine de toute limitation, ne saurait la faire évanouir seule la connaissance dissipe l'ignorance comme la lumière du soleil dissipe les ténèbres, et c'est alors que le «Soi», l'immuable et éternel principe de tous les états manifestés et non-manifestés, apparaît dans sa suprême réalité.

Après cette esquisse très imparfaite et qui ne donne assurément qu'une bien faible idée de ce que peut être la réalisation métaphysique, il faut faire une remarque qui est tout à fait essentielle pour éviter de graves erreurs d'interprétation: c'est que tout ce dont il s'agit ici n'a aucun rapport avec des phénomènes quelconques, plus ou moins extraordinaires. Tout ce qui est phénomène est d'ordre physique; la métaphysique est au delà des phénomènes; et nous prenons ce mot dans sa plus grande généralité. Il résulte de là, entre autres conséquences que, les états dont il vient d'être parlé n'ont absolument rien de «psychologique»; il faut le dire nettement parce qu'il s'est parfois produit à cet égard de singulières confusions. La psychologie, par définition même, ne saurait avoir de prise que sur des états humains, et encore telle qu'on l'entend aujourd'hui, elle n'atteint qu'une zone fort restreinte dans les possibilités de l'individu, qui s'étendent bien plus loin que les spécialistes de cette science ne peuvent le supposer. L'individu humain, en effet, est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu'on ne le pense d'ordinaire en Occident: il est beaucoup plus, en raison de ses possibilités d'extension indéfinie au delà de la modalité corporelle, a laquelle se rapporte en somme tout ce qu'on en étudie communément; mais il est aussi beaucoup moins, puisque, bien loin de constituer un être complet et se suffisant à lui-même, il n'est nullement affectée dans son immutabilité.

Il faut insister sur ce point, que le domaine métaphysique est entièrement en dehors du monde phénoménal, car les modernes, habituellement, ne connaissent et ne recherchent guère que les phénomènes; c'est à ceux-ci qu'ils s'intéressent presque exclusivement, comme en témoigne d´ailleurs le développement qu'ils ont donné aux sciences expérimentales; et leur inaptitude métaphysique procède de la même tendance. Sans doute, il peut arriver que certains phénomènes spéciaux se produisent dans le travail de réalisation métaphysique, mais d´une façon tout accidentelle: c'est là un résultat plutôt fâcheux, car les choses de ce genre ne peuvent être qu'un obstacle pour celui qui serait tenté d'y attacher quelque importance. Celui qui se laisse arrêter et détourner de sa voie par les phénomènes, celui surtout qui se laisse aller à rechercher des «pouvoirs» exceptionnels, a bien peu de chances de pousser la réalisation plus loin que le degré auquel il est déjà arrivé lorsque survient cette déviation.

Cette remarque amène naturellement à rectifier quelques interprétations erronées qui ont cours au sujet du terme de «Yoga»; n’a-t-on pas prétendu parfois, en effet, que ce que les Hindous désignent par ce mot est le développement de certains pouvoirs latents de l´être humain ? Ce que nous venons de dire suffit pour montrer qu'une telle définition doit être rejetée. En réalité, ce mot «Yoga» est celui que nous avons traduit aussi littéralement que possible par «Union»; ce qu'il désigne proprement, c'est donc le but suprême de la réalisation métaphysique; et le «Yogi» si l'on veut l'entendre au sens le plus strict, est uniquement celui qui a atteint ce but. Toutefois, il est vrai que, par extension, ces mêmes termes sont, dans certains cas appliqués aussi a des stades préparatoires à l'«Union» ou même à de simples moyens préliminaires, et à l'être qui est parvenu aux états correspondants à ces stades ou qui emploi ces moyens pour y parvenir. Mais comment pourrait-on soutenir qu'un mot dont le sens premier est «Union» désigne proprement et primitivement des exercices respiratoires ou quelque autre chose de ce genre ? Ces exercices et d'autres, basées généralement sur ce que nous pouvons appeler la science du rythme, figurent effectivement parmi les moyens les plus usités en vue de la réalisation métaphysique; mais qu'on ne prenne pas pour la fin ce qui n’est qu’un moyen contingent et accidentel et que qu'on ne prenne pas non plus pour la signification originelle d'un mot ce qui n'en est qu'une acception secondaire et plus ou moins détournée.

En parlant de ce qu'est primitivement le «Yoga», et en disant que ce mot a toujours désigné essentiellement la même chose, on peut songer à poser une question dont nous n’avons rien dit jusqu’ici : ces doctrines métaphysiques traditionnelles aux quelles nous empruntons toutes les données que nous exposons, quelle en est l'origine ? La réponse est très simple, encore qu’elle risque de soulever les protestations de ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique : c’ est qu'il n'y a pas d'origine; nous voulons dire par là qu'il n'y a pas d’ origine humaine, susceptible d'être déterminée dans le temps. En d'autres termes, l’origine de la tradition, si tant est que ce mot d'origine ait encore une raison d'être en pareil cas, est «non-humaine» comme la métaphysique elle-même. Les doctrines de cet ordre n’ont pas apparu à un moment quelconque de l'histoire de l'humanité: l'allusion que nous avons faite à l’«état primordial» et aussi, d'autre part, ce que nous avons dit du caractère intemporel de tout ce qui est métaphysique, devraient permettre de le comprendre sans trop de difficulté à la condition qu'on se résigne à admettre, contrairement à certains préjugés, qu'il y a des choses auxquelles le point de vue historique n'est nullement applicable. La vérité métaphysique est éternelle ; par là même, il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître réellement et totalement. Ce qui peut changer, ce ne sont que des formes extérieures des moyens contingents; et ce changement même n'a rien de ce que les modernes appellent «évolution», il n'est qu'une simple adaptation à telles ou telles circonstances particulières aux conditions spéciales d'une race ou d'une époque déterminée. De là résulte la multiplicité des formes, mais le fond de la doctrine n'en est aucunement modifié ou affecté, pas plus que l'unité et l'identité essentielles de l'être ne sont altérées par la multiplicité de ses états de manifestation.

La connaissance métaphysique, et la réalisation qu'elle implique pour être vraiment tout ce qu’elle doit être sont donc possibles partout et toujours, en principe tout au moins, et si cette possibilité est envisagée d'une façon absolue en quelque sorte; mais en fait, pratiquement si l'on peut dire, et en un sens relatif, sont-elles également possibles dans n'importe quel milieu et sans tenir le moindre compte des contingences? Là-dessus, nous serons beaucoup moins affirmatif, du moins en ce qui concerne la réalisation; et cela s'explique par le fait que celle-ci à son commencement, doit prendre son point d'appui dans l'ordre des contingences. Il peut y avoir des conditions particulièrement défavorables, comme celles qu'offre le monde occidental moderne, si défavorables qu'un tel travail y est a peu près impossible, et qu-il pourrait même être dangereux de l'entreprendre, en l'absence de tout appui fourni par le milieu, et dans une ambiance qui ne peut que contrarier et même annihiler les efforts de celui qui s'y livrerait. Par contre, les civilisations que nous appelons traditionnelles sont organisées de telle façon qu'on peut y rencontrer une aide efficace, qui sans doute n'est pas rigoureusement indispensable, pas plus que tout ce qui est extérieur, mais sans laquelle il est cependant bien difficile d'obtenir des résultats effectifs. Il y a là quelque chose qui dépasse les forces d'un individu humain isolé, même si cet individu possède par ailleurs les qualifications requises; aussi ne voudrions-nous encourager personne, dans les conditions présentes, à s'engager inconsidérément dans une telle entreprise; et ceci va nous conduire directement à notre conclusion.

Pour nous, la grande différence entre l'Orient et l'Occident (et il s'agit ici exclusivement de l'Occident moderne), la seule différence même qui soit vraiment essentielle, car toutes les autres en sont dérivées, c'est celle-ci: d'une part, conservation de la tradition avec tout ce qu'elle implique; de l'autre, oubli et perte de cette même tradition; d'un coté, maintien de la connaissance métaphysique; de l'autre, ignorance complète de tout ce qui se rapporte à ce domaine. Entre des civilisations qui ouvrent à leur élite les possibilités que nous avons essayé de faire entrevoir, qui lui donnent les moyens les plus appropriés pour réaliser effectivement ces possibilités, et qui, à quelques-uns tout au moins, permettent ainsi de les réaliser dans leur plénitude, entre ces civilisations traditionnelles et une civilisation qui s'est développée dans un sens purement matériel, comment pourrait-on trouver une commune mesure ? Et qui donc, à moins d'être aveuglé par je ne sais quel parti pris, osera prétendre que la supériorité matérielle compense l'infériorité intellectuelle ? Intellectuelle, disons-nous, mais en entendant par là la véritable intellectualité, celle qui ne se limite pas à l'ordre humain ni à l'ordre naturel, celle qui rend possible la connaissance métaphysique pure dans son absolue transcendance. Il me semble qu'il suffit de réfléchir un instant à ces questions pour n'avoir aucun doute ni aucune hésitation sur la réponse qu'il convient d'y apporter.

La supériorité matérielle de l'Occident moderne n'est pas contestable; personne ne la lui conteste non plus, mais personne ne la lui envie. Il faut aller plus loin: ce développement matériel excessif, l'Occident risque d'en périr tôt ou tard s'il ne se ressaisit à temps, et s'il n'en vient à envisager sérieusement le «retour aux origines», suivant une expression qui est en usage dans certaines écoles d'ésotérisme islamique. De divers cotés, on parle beaucoup aujourd'hui de «défense de l'Occident»; mais, malheureusement, on ne semble pas comprendre que c'est contre lui-même surtout que l'Occident a besoin d'être défendu, que c'est de ses propres tendances actuelles que viennent les principaux et les plus redoutables de tous les dangers qui le menacent réellement. Il serait bon de méditer là-dessus un peu profondément, et l'on ne saurait trop y inviter tous ceux qui sont encore capables de réfléchir. Aussi est-ce par là que je terminerai mon exposé, heureux si j'ai pu faire, sinon comprendre pleinement, du moins pressentir quelque chose de cette intellectualité orientale dont l'équivalent ne se trouve plus en Occident, et donner un aperçu, si imparfait soit-il, de ce qu'est la métaphysique vraie, la connaissance par excellence, qui est, comme le disent les textes sacrés de l'Inde, seule entièrement véritable, absolue, infinie et suprême.